Récit de la course : 100 Miles of Istria 2019, par Tabaz

L'auteur : Tabaz

La course : 100 Miles of Istria

Date : 12/4/2019

Lieu : Istrie (Croatie)

Affichage : 932 vues

Distance : 170km

Objectif : Objectif majeur

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100 Miles of Istria

100 Miles of Istria, 12/04/2019

Poursuivant mon exploration du monde du trail, l'étape symbolique des 100 miles a fini logiquement par s’imposer. Mon imagination a un horizon, je voulais découvrir ce qu'il y a au-delà, quel qu’en soit sa nature.
Mon terrain d'expérience : "The 100 miles of Istria", 4ième étape et premier 100 miles de l'année de l'Ultra Trail World Tour 2019, et premier 100 milles tout court pour moi.

Avec les enfants nous traversons en voiture l'Italie du nord et tangentons la Slovénie pour nous installer à Umag, petit port de la côte ouest de l'Istrie. 900 km d'une traite.
Visites, retrait du dossard, et 2 jours après je prends un bus de l’organisation direction Labin, village situé à l'Est de l'Istrie, et lieu de départ de la course.
Le vendredi 12 avril 2019, il pleut.
Sur la ligne de départ je tape la causette avec Antoine Guillon, favori de l'épreuve, et lui transmets comme promis les meilleurs souvenirs de Vincent Gay et Thomas Cardin.
La pluie cesse.
16h boum ! Je m'élance, parcourant les 100 premiers mètres avec les élites, ça m'amuse.
Le départ est en descente, nous atteignons rapidement le bord de mer, le longeons un peu, puis regagnons l'intérieur des terres. Les premières heures sont calmes, la nuit tombe.
Le parcours suit ensuite une ligne de crête. Les reflets des lumières de la ville de Rijeka sur la mer, malgré le couvert nuageux et le faible albedo de l'astre sélène donne à la nuit une coloration estivale (Oooh !). Je cours seul, drapé du manteau de la nuit (Roméo et Juliette, Shakespeare, Aaah !). Brutalement un vent violent se lève, extrêmement violent. Nous courrons sur des lapiazs. La centaine de concurrents qui m'a précédé a déposé de la boue sur les rochers ce qui les rend glissants. Les bourrasques me bousculent mais courir la nuit est magnifique, je suis enchanté.
Chute brutale des températures. Craignant le froid et prudent j'emmène toujours des couches chaudes au cas où, et le cas est là. Polaire, sur-gants étanches, pantalon respirant, ouf j'ai mon confort.
La pluie est revenue, mais bientôt c'est du grésil. Il commence à tenir au sol alors que le couvert végétal est important. Surprenant. Il commence même à tenir sur le sentier. Ce n'est plus un saupoudrage balayé par le vent, c'est de la neige qui tient !
Au loin j'entends des cris ininterrompus que je ne comprends pas. Qui peut bien hurler dans la nuit noire en pleine forêt ? Enfin on sort du bois. Devant nous se dresse un mur blanc totalement surréaliste. Un versant abrupt, sans arbre, couvert de neige et au bas duquel je vois les concurrents grimper comme des soldats à l'assaut d'une forteresse. Certains le font droit dans la pente, d'autres en zig-zag comme l'alignement des frontales le montre. Et toujours ces hurlements à pleins poumons. Soudain je comprends, la neige a enseveli tous les fanions de la course et les organisateurs ont improvisé une corne de brume humaine. Ce guidage sonore bien que sommaire est efficace, tout le monde gravit la pente en s'orientant vers ce phare acoustique. Ça marche !
Ce n'est qu'à l'approche du sommet que je découvrirai les 2 bénévoles frigorifiés qui font de grands moulinets avec les bras pour se réchauffer tout en s'égosillant. Quelle abnégation ! Derrière c'est la route, verglacée. Encore un peu et j'atteints le ravitaillement en ayant l'impression d'avoir doublé le Cap Horn.
J'assiste impuissant au naufrage de l'américaine Denise Bourassa, hier élite, maintenant recroquevillée sous un anorak, le regard vide, n'osant croiser aucun regard malgré le réconfort que l'on essaie tous de lui apporter. Dur.
J'apprendrai par la suite que l'autre favorite américaine Michelle Yates a abandonné au même endroit.
Décidément les courses européennes réussissent peu aux Américains et réciproquement. C'est un avertissement pour moi qui dans quelques mois vais aller sur le continent nord-américain pour... mais c'est une autre histoire.
Ragaillardi par cet épisode météo inattendu mais traversé sans dommage, je reprends ma route.
Les oiseaux commencent à chanter. Les premières lumières de l'aube, puis l'aurore, bref le jour se lève, vous connaissez le principe je ne m'étends pas.
Enfin Buzet, 88km, 4500 m d+, ravito intermédiaire où douches et repas chauds nous attendent. Je me lave les pieds, les sèche, les examine, les crémouse (NOK), chaussettes et chaussures propres et sèches, tout confort.
Une assiette de pâtes, café, je réajuste le sac et zou, j'ai déjà filé.
La douceur printanière s'installe.
Si la première moitié du parcours était similaire aux trails alpins, la deuxième partie est bien différente. Il s'agit maintenant de traverser de larges vallées, puis de passer par-dessus une demi-douzaine de collines en tapant droit dans la pente cela va s'en dire. Sur le papier ça paraît facile: 80 km pour "seulement" 2500 m d+.
L’enfer allait pouvoir commencer.
Cela commence dans un beau décor de type provençal ; villages perchés ensoleillés, fonds de vallée verdoyants et gorges humides, quelques torrents en crues traversés à gué (remouillage des chaussettes). Ce devrait être une fête, mais je n'avance plus. Le cœur n'y ait plus. Évidemment je fais le facétieux aux ravitos mais c'est un masque. Je n'ai surtout plus faim. Impossible d'avaler même un grain de raisin sec. Par contre ma soif est inextinguible, et je n'arrête pas de pisser. Que se passe-t-il ? Des concurrents me disent de tenir bon, de continuer, "think positive". Mais pourquoi me disent-ils cela ? J’ai l’air si mal en point ? Je ne comprends plus rien. Sans m'en rendre compte, je suis entré dans les champs de la mélancolie. Un bourbier mental, des sables mouvants émotionnels.
Je pioche frénétiquement dans ma poche à Chaudoudoux (c'est une image) et j'en extirpe une à une les bonnes raisons de continuer : les gentillesses que vous m'avez écrites pour mon anniversaire, mes enfants qui m'attendent à Umag, je touche le buff T3P que j'ai autour du cou, puis au poignet (méthode de l'ancrage), mais c'est un flop. Toutes mes pensées convergent vers la même conclusion : "à quoi bon".
Je décide de continuer en mode dégradé. Plus de calcul de moyenne, temps de passage, classement...juste les paroles de 15ieme round de Bernard Lavilliers "Avance toujours, avance !" (Histoire d'un boxeur).
Ces mots répétés des milliers de fois vont cadencer mes pas pendant tout l'après-midi.
Pendant ce temps je gravis des tas de collines. Sur le profil une colline = une montée + une descente. La réalité est plus... fractale. Chaque montée est coupée par des descentes elles-mêmes barrées de "coup de cul", c’est un calvaire sysiphéen.
Une anglaise m'encourage régulièrement. Nous faisons de l’accordéon, c’est-à-dire qu’elle me double dans les descentes et je la rattrape dans les montées. Godran, un grec me soutiendra même plusieurs heures allant jusqu’à m’attendre un long moment pendant qu’à l’aval du chemin j’ai des coliques.
A chaque ravito je remarque que les messages s'accumulent sur mon portable, je me décide à remercier mes généreux soutiens. J'enregistre une courte vidéo pendant la traversée d'un hameau. Ce sera salvateur. Elle dure 45 secondes. Regardez ma tête au début puis mon expression à la fin. Quel changement !
Mais ce n'est pas fini. La nuit tombe. Au bord du chemin des dizaines de photographes sont en planque. Une femme africaine en boubou attend le bus. Au bord du sentier on trouve de tout ; des plaques minéralogiques, des cabines téléphoniques anglaises. Bien sûr tout cela n’est que le fruit de mon imagination, des hallucinations provoquées sans doute par le manque de sommeil, il s'agit des ombres mouvantes créées par ma frontale en mouvement dans la végétation.
Au dernier ravito mes enfants m’attendent, bien réels :-).
Il reste 11 km. Dans les Vouillants avec 400m d+ je les parcours en 1h ! Ici ils sont plats, et je mettrai 2h et demie.
Des concurrents me doublent, je suis impuissant, incapable de réagir. Vais-je passer ma première ligne d'arrivée en marchant ? Sans sourire ? Et puis il y a ce concurrent qui me dépasse en râlant. "Was ?" dis-je (oui quand je suis énervé je parle allemand). Il m'engueule. Je ne comprends pas. Peut-être est-il lui aussi en plein cauchemar avec le diable au trousse. Puis j'entends des voix derrière moi. Quoi ? Moins de 3 kilomètres à parcourir et un groupe me doublerait ? J'enrage, mais cette rébellion est le début de la reconquête, c'est bon, je retrouve la hargne. Après le "struggle for life !", voici le "fighting spirit !". Je re-cours, et je tiens bon ! Panneau: 2 km ! Je rejoins le grincheux et le laisse sur place, stupéfait il s'immobilise ! Et toc !
Enfin la ville. Plus de balise, juste des marquages peu visibles au pochoir sur les trottoirs et quelques rubalises.
J'aperçois mes filles, j'hurle "c'est où ?" Elles me guident jusqu'aux barrières et je franchis la ligne d'arrivée, c'est si simple.

J'ai atteint mon objectif: découvrir une nouvelle dimension à la course à pied, c'est "l’aventure humaine", ce mélange d'esprit d'équipe, d'entraide venant de la famille, d'amis, d'inconnus, dont le seul but est de retrouver le sourire perdu d'une personne et lui redonner. Et moi mon sourire, j'y tiens.

Merci à vous toutes et à vous tous pour cette course réussie grâce à votre soutien.

Il me reste à diagnostiquer les raisons du décrochage mental probablement d’origine métabolique qui m’a affecté, à moins que je n’ai tout simplement trouvé ma limite. Parce que physiquement, à part des hématomes sous des ongles des doigts de pieds je me porte (presque) comme un charme :-) !

Thierry Guelff

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