Récit de la course : Ultra Tour des 4 Massifs - 100 Master 2021, par Twi

L'auteur : Twi

La course : Ultra Tour des 4 Massifs - 100 Master

Date : 17/7/2021

Lieu : Uriage Les Bains (Isère)

Affichage : 2117 vues

Distance : 95km

Objectif : Pas d'objectif

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Un éléphant, un boa, deux chouettes et un requin

Le prologue de l’éléphant

"

- Est-ce que tu sais comment on fait pour manger un éléphant tout seul ?

Non. C’est pas possible !

- Si, c’est possible.

- Vas-y dis toujours…

- On prend un morceau avec une fourchette, puis un autre, puis encore un autre, jusqu’à ce qu’il ne reste que les os.
- … 

"

Ce joli dicton urbain pour cadre dynamique en mal de motivation et au bord du burn out (l’un étant la conséquence de l’autre et réciproquement), je m’en tape un peu. Je suis végétarien, le plus gros truc que je puisse manger, ça doit être un potiron alors franchement, ça m’impressionne pas.

En fait de pachyderme, le profil de la course fait plutôt penser à un chameau : une bosse à Chamrousse, une bosse à Chamechaude. Petit clin d’œil aux complotistes chroniques : vous avez remarqué, le leitmotiv du « Cham » … encore un coup monté des commerciaux mercantiles l’UTMB. 

Ou encore un couple de boas qui chacun auraient avalé un éléphant ; et non pas une paire de chapeaux. On parle toujours du profil de la course, suivez enfin.

J’ai découpé la course en 11 étapes : Recoin, Croix de Chamrousse, la Pra, Pré du Mollard, Villard-Bonnot, St Nazaire, col de la Faïta, Chamechaude, le Sappey, col de Vence, Grenoble. Chaque coup de fourchette correspond à un petit entraînement dominical. Pour chacun, une petite fiche avec le menu et un petit mot gentil de mes filles chéries, que je me suis interdit de regarder avant de partir. Il parait qu’il faut faire comme ça pour ne pas voir la misère de notre condition d’ultratrailer qui a encore plusieurs marathons à boucler après en avoir déjà chié pendant des heures.

Tout est prêt, Babar : je vais te bouffer tout entier fourchette après fourchette, avec ta couronne !!!


Les jardins du casino

"Les musiciens sortent leurs moustaches et leurs violons et leurs saxos et la polka se met en marche. Dans les jardins du casino, où glandouillent en papotant de vieilles vieilles qui ont la gratouille, et de moins vieilles qui ont la chatouille et des messieurs qui ont le temps, passent aussi indifférents quelques jeunes gens faméliques qui sont encore confondant l'érotisme et la gymnastique." 

Mais, bon, ça c’est les jardins du Casino de Brel.

Nous on est devant le casino d’Uriage. La foule est tout aussi truculente. On glandouille en papotant. La seule chose qui nous démange (surtout quand on est dans le 3ème ou le 4ème sas), c’est de partir. Certains sont encore un peu faméliques vu le rendez-vous à 4h pour choper des bus qui n’arriveront qu’à 4h45, conduits par des chauffeurs qui ne savent pas où ils vont. Quant à l’érotisme, il suinte de partout à travers le tissu moulant et coloré de nos shorts, leggings et autres t-shirts en lycra qui mettent avantageusement en valeur les formes rebondies … j’arrête, ça m’excite ! 

Fuck la polka, nous on veut du ACDC !!! C’est parti…

Hells Bells dans les jardins du Casino. Je refreine une légère érection et commence à courir.


On va tous mourir !!!

La montée dans la touffeur matinale et brumeuse des hauteurs uriageoises laisse mes compagnons d’ascension rêver à des courses réunionnaises. Sauf que bon, ouvrez un peu les yeux les copains, coté végétation on n’y est pas du tout : du hêtre, du frêne, de l’alisier, vous en verrez pas beaucoup dans l’océan indien ? Pas étonnant que la planète soit dans un état si déplorable avec une espèce dominante aussi peu curieuse de la diversité de la vie. Bon déjà, ils balancent pas leurs sticks de gels énergétiques sur le bord du chemin, il y a peut-être un espoir d’éviter la destruction totale de la Terre avant que je ne passe V4.

Un peu plus haut et passé Recoin (ravito avec juste de l’eau sur un parking avec les immeubles en béton de Chamrousse en paysage, et derrière je sais pas y’a du brouillard, je suis sûr qu’on peut trouver mieux), la jonction avec le parcours du 40 et du 160 me laisse espérer des concurrents un peu plus versés sur la botanique. Manque de bol, bientôt, c’est les arbres qui disparaissent. Ce monde sans arbres, peuplé de sportifs à dossards et parsemé de remontées mécaniques est-il une allégorie de notre monde moderne ? On s’en fout ! Il faut grimper, le soleil est là-haut, comme le dit la licorne rose à sa webcam pile au moment où je passe entre elle et la crête de Chamrousse. 

Pense-bête : aller voir sur Youtube, si on voit passer ma casquette Kikouroù sur le film de la licorne. Si oui, le montrer à mes enfants qui sauront que je suis un héros ; alors que la potentialité que je puisse éventuellement arriver au bout de ces 100km leur ferait à peine lever les yeux de Brawlstars. J’ai mal éduqué mes enfants. J’ai des circonstances atténuantes : des traumatismes, une enfance difficile, … vous voulez vraiment qu’on en parle ici ?

Au sommet de la Croix, ravito VIP pour les concurrents du Master, avec le soleil et la vue enfin sur plein de belles montagnes toutes jolies avec leur chapeau de neige encore immaculée comme une sainte vierge qui utiliserait Persil antiredéposition. C’est toujours ça que le réchauffement climatique n’aura pas. Enfin, pas cette année. On n’est pas bien là, à la fraîche ?


Un échantillon des cailloux tout doux 

La descente par le même chemin que la montée, mais dans l’autre sens (sinon, ça reste de la montée) offre l’opportunité jubilatoire d’encourager les concurrents qui sont derrière d’un « courage tu y es presque » pour ceux qui ont une bonne tête ou d’un « monte plus vite, le soleil va bientôt se cacher » pour les autres.

Fini de rire, la piste bleue de l’arrivée du télécabine cède la place au single qui va subrepticement mais inexorablement nous amener à l’un des highlights de cette escapade en Belledonne, dans une brume renaissante qui ménage le suspense autant que les boîtes à fumées sur la scène du stade de France lors d’un concert de Johnny : les cailloux tout doux. Tu sais que t’es au Stade de France / tu sais que t’es en Belledonne ; tu sais donc pourquoi t’est là. Et pourtant, cette fumée blanche qui t’empêche de voir la suite, tu la savoures, tu en jouis parce que tu sais ce qu’elle cache. Enfin ça y est, le voile se dévoile. L’émotion m’étreint (… à vapeur sans aucun doute, vu la visibilité), mais pas trop parce qu’il s’agit de ne pas se casser la gueule. Oooups ! 

Bon finalement, les cailloux tout doux, c’est vraiment comme Johnny : c’est rugueux, c’est marrant 5 minutes, c’est rapidement relou et c’est mort (ben oui, c’est des cailloux). La différence, c’est qu’aucun biker bedonnant ne porterait un t-shirt avec un loup et des cailloux de Belledonne dessus. Alors qu’avec Johnny, si. C’est un bon moyen mnémotechnique.

Pour tuer un peu la monotonie de ces chaos de pierres, heureusement, il y a la neige (aucun lien avec Johnny, cherchez pas, lui ne buvait que de la tisane des Marmottes et ne consommait que du quinoa bio et équitable ; enfin, je crois). Donc les névés. Les névés, pour ceux qui connaissent pas c’est une sorte de plaque de neige un peu dégueulasse, qui glisse par-là, mais aussi par-là. Allure en berne garantie. Moi j’ai choisi, je glisse par là et je tacle par derrière Jacques, innocent coureur du 40 qui tombe de tout son poids sur son épaule, et dans un cri de fureur peste contre … ses bâtons. Je m’en sors bien, il était plus grand que moi. Mon lacet est défait, je m’arrête pour le refaire et … dommage Jacques est parti. [Je vous rassure, ce récit est romancé ; en vrai, je me suis enquis au moins 3 fois de son état avant de le laisser prendre le large. Qui plus est, j’adore conjuguer le verbe « s’enquérir » au passé composé, sans même ouvrir un Bescherelle.]

Si vous ne savez pas nager, j’attire votre attention, outre les cailloux tout doux et les névés, il se dit aussi qu’il y a des lacs de toute beauté dans le secteur. Personnellement,  avec la brume, je n’en ai vu aucun.  A l’instar de l’abominable homme des neiges, il s’agit à n’en point douter d’une énième légende inventée par de fourbes occitans pour éloigner les hordes de parisiens en tongs des plages bondées de la Grande Motte (ou du Cap d’Agde comme vous préférez). 

Dans la montée après les lacs, attention, il y a aussi une sirène, qui telle les créatures de l’Odyssée, cherche à détourner les marins en leur suggérant qu’il sont sur le parcours du 40, qu’ils  ont raté la bifurcation du parcours du Master et qu’ils doivent faire demi-tour. Fake news ! Vade retro suppôt de Donald Trump, je connais mon roadbook par cœur, je le sais bien moi qu’on va aussi au refuge de la Pra. Un bouquet de persil dans les oreilles, je m’attache au mât, et vogue le navire intrépide vers Ithaque aux rivages dorés !

On pose pas à la Pra : je suis content, je viens de croiser Petit Franck et Teddy, je n’ai pas besoin d’eau et la vue est toute pourrite. En plus, j’ai trop envie de découvrir le col du Loup, rapport au t-shirt du biker dont on parlait un peu plus haut. Je serai déçu : bien qu’on nous annonce son grand retour dans les Alpes, à grands renforts de réintroduction secrètes de loups lettons transgéniques par les écolos avec l’appui du Mossad, ce n’est pas aujourd’hui que je verrai le Loup. En plus il fait froid. C’est décidé, je n’irai pas plus haut. 

J’ai franchi la muraille de Chine qui me séparait de ma fugace Colombine ; elle m’attend pour le thé au refuge du Pré du Mollard. Il n’y a plus qu’à se laisser descendre. Les nuages s’ouvrent, on voit la vallée. C’est beau, on se croirait dans les Cités d’Or quand Esteban le fils du Soleil  fait apparaître la lumière pour ses amis Zia et Tao ; mais sans la bande son d’Apollo, ce qui n’est pas un mal.



Grésivaudan ma tuer

Tea time au Pré Mollard donc, avec ma chérie suiveuse d’un jour et mon pote qui l’accompagne. C’est un bon moment de pause sympathique, dont je profite à l’envi (il n’y a qu’à voir ma chute dans le classement sur cette étape, alors que presque personne ne m’avait doublé sur les chemins). Je peine à m’apitoyer quand ils me racontent qu’il en ont chié pour monter depuis le parking. C’est affreux, je suis devenu insensible au malheur humain. Encore quelques killomètres et je n’en aurai absolument plus rien à secouer de la faim dans le monde, des migrants en Méditerranée, de la répression des Oïgours ou de la défaite de la France contre la Suisse en huitième de finale de l’Euro (ah non, pardon, ça j’en ai déjà rien à secouer).

Bon, c’est pas de tout ça, mais ma prochaine fourchette, c’est « la descente de la mort ». On va pas se mentir : c’est long jusqu’à Villard-Bonnot. Mais c’est plutôt roulant (en tout cas comparé à la portion Chamrousse-la Pra), donc il faut juste prendre son mal en patience. En sortant de la forêt, un indigène annonce le ravito dans 500m. Je m’insurge : « mon roadbook annonce encore 6km » avant de me retrouver au beau milieu d’un ravitaillement pirate. C’est « offert par les gens du village » m’annonce Elizabeth Swan ; bon OK, elle ressemble pas trop à Keira Knightley, mais au moins dans son chocolat à elle, il y a des noisettes. Alors ne boudons pas notre plaisir. Soyez en remerciés aimables habitants du Mas-Julien. Votre village est un peu au massif de Belledonne ce que Tortuga est à l’archipel des Caraïbes.

La fin de la descente plutôt goudronnée permet d’admirer le massif de la Chartreuse en face, avec une certitude qui commence à poindre : si on ne voit pas par où le chemin se faufile, c’est que ça va être coton. Le ravito de Villard-Bonnot est vite zappé, les bénévoles sont en train de s’engueuler, y’a pas l’ambiance, je me tire, et j’ai trop envie de la prochaine étape qui ressemble tant au plat pays qui est le mien.

Si vous aimez les voies ferrées, les friches industrielles, les voies rapides, les ZAC, les ponts … cet endroit est fait pour vous. En ce qui me concerne, le roadbook est formel : « ça va être chiant, tu cours ça passera plus vite » ; oreillettes vissées dans les oreilles (vous vous attendiez à quoi ?) et on y va. You keep me hanging on, I’ve been around for a long long years, maybe we’re born to run, we’re up all night to get lucky, no stop signs or speed limits, this is the rhythm of the night, I try to laugh about it hiding the tears in my eyes, one guy’s wasted and the other’s a waste. Il était temps qu’on arrive ; j’avoue j’ai marché à partir du panneau St Nazaire.


C’est quoi « être normal » ?

Petite tentation de malaise en arrivant à la base vie de St-Nazaire-les-Eymes. Finalement non, ce serait pas très malin de faire ça là devant tout le monde. Une pâte de fruits me sauve de l’hypoglycémie et j’attaque tout sourire le ravito, avant d’aller m’effondrer dans l’herbe en attendant mes deux suiveurs qui ne peuvent que constater, qu’ils repartiront sans moi. « T’as vu c’est génial, il y a même un endroit pour dormir, vas-y un peu ça va te faire du bien ! »  Je suis quand même content de les avoir vus et d’avoir bénéficié de leur soutien indéfectible. Dans 1h, ils iront manger chez Poppa place aux Herbes à Grenoble avant d’écumer les bars, de mojito en Triple Karmeliet. Ça me laisse complètement indifférent : c’est comme Disneyland ici, il y a plein d’attractions, j’ai envie de tout essayer. Comme à Disneyland, malheureusement il y a la queue, je zapperai donc les attractions « massage » et « podologue », pour me concentrer sur le repas et la zone de repos.

Enfin, de repos… Il y avait 2 endroits super bruyants sur ce parcours du Master : le ravito du col de Porte avec son groupe électrogène, et la zone de repos de St Nazaire, avec ce coureur parisien en train de se faire masser, qui a tout vu, tout fait et ne se prive pas de le raconter aux kinés en veillant de bien en faire profiter tout le reste du gymnase. 

Allez, allongez-vous ici !

« - Bonjour docteur, je crois que ça va pas bien …

- Oui, continuez ! 

- On est samedi soir, il fait presque nuit. Il fait chaud. La plupart des gens se retrouvent dans des bars ou des restaurants. Ma propre femme est partie manger en tête à tête avec un de mes meilleurs amis. Et moi je m’apprête à monter à Chamechaude. Vous croyez que je suis normal ? 

- Vous savez, dans mon métier, on n’aime pas cette notion de normalité. Fondamentalement, nous sommes tous différents, il n’y a pas de norme au-delà ou en deçà de laquelle il conviendrait de se situer. L’important est surtout de savoir ce qui vous fait envie, ce qui vous conforte dans votre personnalité et si cela nuit à votre entourage et aux gens qui comptent pour vous.

- Ben en fait ça va, je n’ai pas d’ampoules, ma douleur au tendon droit a disparu, les quadris n’ont pas trop souffert et j’arrive à bien m’alimenter.

- Vous êtes con ou sportif ? Je vous parle de ce qui se passe dans votre tête … Est-ce que cette attitude n’est pas, en fin de compte une manière de fuir les relations humaines ? Ou de vous prouver quelque chose.

- Ben, ça va.

- Parlez-moi de votre enfance ? De quoi vous parliez lors des repas de famille ?

- …

Bîîîîîp. »

Réveil. Fin de la micro-sieste, on remballe. Le réfectoire ressemble de plus en plus à la cour des miracles, 2 dossards orange, une lueur d’admiration ou d’envie dans les yeux m’annoncent leur abandon (le premier a même fait demi-tour à mi-montée du col de la Faïta). Je suis un héros ou un gros malade.

En me bipant à la sortie, le chef de la base vie m’engage à me joindre à Martial, c’est plus sympa d’être en groupe dans la nuit. Martial (les prénoms ont été volontairement changés pour préserver l’anonymat des victimes de ce trail), c’est lui qui était allongé il y a 5 minutes à côté de moi et m’a empêché de dormir en annonçant à sa femme qu’il allait abandonner, et que finalement non. Allez, va pour le duo de choc, j’ai bien retenu le sermon du docteur Freud.

Au bout de quelques centaine de mètres, mon coéquipier s’arrête au bord de la route pour cracher ses tripes. Rebelote quelques dizaines de mètres plus loin. Plus très martial le Martial. Si ça se trouve, il s’appelle même pas comme ça. Bon, moi je file. Vous avez vu, docteur Freud, c’est pas de ma faute, j’aurai essayé. 

Ma Go’Lum toute neuve vissée sur la tête, je quitte les faubourgs de St Ismier pour attaquer la montée de la Chartreuse. Ne jamais essayer de nouveau matériel en course, oulà, très dangereux ça ! Va expliquer ça à ma chérie qui s’est laissé bonimenter par le créateur de cette belle start-up et à mon pote qui a plutôt flashé sur sa collègue … Résultat, j’ai une lampe intelligente sur la tête et j’ai chaud.


La stratégie du requin dormeur

Contre toute attente, il y a bien un chemin qui monte au col de la Faïta, bien caché dans la forêt. Mes jambes vont bien, je monte à un bon rythme, je parviens même à rattraper pas mal de coureurs. L’atmosphère est laborieuse, les halos des frontales ponctuent la nuit. Surtout ne pas regarder en haut pour ne pas se décourager ; les panneaux de randonnée s’en chargent très bien : on avance à une allure de randonneurs. Avec ce qu’on a déjà dans les pattes, il y a quand même pas trop de quoi rougir, mais qu’il est loin ce col. Difficile de résumer cette longue montée ; l’idée du chemin de Croix est tentante, mais je ne suis condamné que par ma propre folie, je ne suis jamais tombé, je n’ai pas vu Véronique, ni ma mère, ni les femmes de Jérusalem qui pleurent ; à l’heure qu’il est, même celles qui n’ont pas d’abonnement Netflix ont toutes autre chose à faire. 

Une première pause vers la mi-montée, allongé dans l’humus, je regarde passer les quelques grappes de coureurs que je viens de doubler. Un coureur du 160 me rejoint sur mon matelas de feuilles mortes. On repart ensemble, je donne le rythme, on rattrape les grappes, je les double et j’arrive au col … où je me pose et laisse tout le monde me repasser devant : si j’en crois mon roadbook, le ravito est au Habert de Chamechaude, 500m plus haut, il faut se ménager. 

Petit à petit, ma stratégie de course nocturne est en train de se construire, stratégie que j’ai qualifiée « du requin dormeur ». En zoologie, le nom vernaculaire "requin dormeur" désigne plusieurs espèces de requins. Il est d’usage de qualifier de requins dormeurs de nombreux genres et espèces de requin qui présentent des caractéristiques morphologiques et comportementales semblables. Les requins dormeurs "véritables" sont définis comme appartenant à l’ordre des hétérodontiformes qui comporte 9 espèces du genre Heterodontus. Moi pas vraiment ; ma stratégie, c’est juste : 

  • entre les ravitos, je me ménage pas et je double allègrement tant que je peux
  • au ravito (ou plus généralement au point de pause que j’aurai décidé), je m’effondre, je pique un petit somme, je refais le plein et je repars
  • je redouble ensuite tout ceux qui me sont passés devant au ravito (non mais !)

Ce qui est rigolo, c’est que du coup, je double à peu près toujours les mêmes personnes et comme j’étais roulé en boule dans un coin, ils ne m’ont même pas remarqué et cette impression de « déjà vu » les amène subrepticement à la conclusion qu’ils tournent en rond et ont des hallucinations.

 

Le ravito du Habert de Chamechaude a ceci de surprenant qu’il n’est pas au Habert de Chamechaude, mais juste après le col de la Faïta, au lieu dit de la cabane d’Emeindras du dessus. Etre avant l’endroit annoncé dans le roadbook est toujours un bon point pour un ravito. En plus celui-là ne manque pas de charme : il y a un feu de bois, deux lits de camp, des patates dans la soupe et de la chartreuse (ça s’invente pas), le tout mis en musique par une équipe de bénévoles sympa.

Comme je l’ai appris à mes dépens et la Saintélyon, le feu, c’est un piège, ne t’en approche pas petit papillon de nuit : ça te réchauffe bien et quand tu repars, tu es saisi par le froid comme Han Solo dans la carbonite (Episode V, le meilleur). Donc, requin dormeur : dodo en boule sur le lit de camp. Dans un demi-sommeil, j’assiste à l’abandon d’un buff Kikouroù (j’apprendrai ensuite qu’il s’agissait de Nanard7th). Soupe aux patates et au bleu, quatre-quarts, chocolat, une rasette de chartreuse pour avoir le goût dans la bouche (il parait qu’on dit tous ça, qu’elle dit la bénévole), et je m’enfonce dans la nuit.


Mieux vaut s’enfoncer dans la nuit qu’un clou dans la fesse droite (Pierre Dac, je crois). Mais là ils abusent : on y voit tellement à peine que les balises sont équipées de flash rouges lumineux, comme un vulgaire passage à niveau SNCF. Ça tombe plutôt bien qu’on puisse pas aller trop vite, parce qu’après les cailloux qui glissent de la Belledonne, on va bientôt rencontrer la boue qui glisse de la Chartreuse. Plouf, ça y est ! 

Gros conciliabule un peu après: le dossard 2764 a rebroussé chemin, le balisage est foireux, 100 mètres plus loin, il nous ramène à la barrière qu’on a passée 10 minutes plus tôt, juste avant le champ de boue. Bouse ! Demi-tour tout le monde. Et le réseau 4G qui ne nous permet même pas d’engueuler copieusement l’organisation ! Ca peste, ça conjecture, ça se projette. Chacun est sur le point d’amener ses pires phobies, la peur du noir, la peur de se perdre, les loups, les monstres dans le placard. On se calme ! Considérons les choses avec positude : jusque-là, le balisage était irréprochable ; depuis 10 minutes, on n’a fait que descendre. Conclusion, 2764 a dû confondre avec une autre barrière. Avec un autre coureur, on y retourne, on retrouve la dite barrière (qui soit dit en passant ne ressemble à aucune autre que je me rappelle d’avoir passée) et la balise suivante. Pas jouasse le 2764 : « ouais pourtant, ça ressemblait vachement à l’autre barrière ». Tu parles, t’as des hallus mon pote !

Le Habert de Chamechaude, c’est l’endroit qu’a choisi une gentille bénévole pour s’emmitoufler dans un duvet et m’expliquer que pour les concurrents du Master, ça monte par là et après ça descend et il y a une bifurcation et c’est à droite. Je lui dis que j’ai rien compris. Elle me dit que c’est pas grave, j’ai qu’à suivre les mecs devant. J’ai oublié de lui demander où il était le habert, je sais même pas ce que c’est, ça m’aurait fait un mot de vocabulaire en plus. Si c’est comme en Bretagne, ça désigne un bras de mer qui s’avance dans la terre (une sorte de fjord en plus petit et en moins nordique, ce qui n’est pas sans déplaire à l’héritier adoptif des Vikings que je suis) ; mais comme il fait vraiment très noir, c’est impossible à vérifier. Si ça se trouve, un habert, ça désigne juste un gros caillou avec une bénévole dans un duvet posée dessus.


Un petit tour et puis s’en va

Le single boueux nous amène à la cabane de Bachasson ; je connais bien : nous y avons fait un repèrage hier. Non avant-hier (on ne voit pas le temps passer). Il y a même un chamois dans les éboulis un peu plus haut. Un bénévole indique aux dossards orange que c’est par là et aux rouges qu’ils sont punis et que pour eux c’est par là. Je fais ma pause de requin dormeur avant d’attaquer la montée ; pendant ce temps des concurrents du 160 (dossard rouge donc) se mettent à gueuler comme quoi le parcours de repli est pourri et qu’ils auraient préféré monter à Chamechaude eux aussi. Le chamois est parti, c’est malin de gueuler comme ça aussi !

 

Ca grimpe sec dans les cailloux, je re-rattrappe un couple de concurrents (je les retrouverai au Sappey – désolé pour le divulgachage : j’arriverai au Sappey !). En haut, il y a un ciel étoilé et la lueur du jour qui commence doucettement à poindre à l’est, des tentes et un gars avec une pointeuse. Je lui demande si on a le droit de faire un 2ème tour, il me répond qu’il y en a qui l’ont fait sans le faire exprès et qu’ils étaient pas contents. Bon, ben non alors ! Pour nous éviter de redescendre par les cailloux, le parcours fait une boucle afin de bien profiter de la boue dans la descente. C’est cool.

 

Fin de la boucle, c’est avec un plaisir à peine dissimulé que je croise maintenant ceux qui montent et me supplient de leur annoncer qu’ils sont bientôt arrivés. Désolé, je ne sais pas mentir, vous allez en chier ! Au détour d’un lacet, les deux billes d’un lièvre brillent dans la lueur de ma frontale. Après Bachasson, ça fait que descendre, c’est plutôt roulant et, pour rassurer mes 2 accompagnateurs qui étaient très inquiets lors de la reco : oui, ils ont remis du balisage. Chiche de les appeler pour leur dire ?

 

J’en suis à penser que c’est au col de Porte que mes enfants ont chaussé des skis pour la première fois, quand je me retrouve au milieu d’un concert de cris déchirants mais magnifiques. Stop. La curiosité m’amène à explorer les frondaisons des épicéas alentours, ce qui avec une lampe intelligente qui adapte sa luminosité au mouvement, n’est pas peu de chose. Me voilà donc à dodeliner de la tête au milieu  des pistes de ski, pour voir enfin la Dame Blanche qui prend son envol. Un concert de chouettes effraies dont la beauté magique restera pour moi un des moments forts de cette course. Pourquoi celui-là, et pas les partages avec les bénévoles ou les coureurs, enfin des vrais gens quoi ? Faudra que j’en parle au docteur Freud.

 

Le ravito surprise du col de Porte a le mérite d’être là, mais le groupe électrogène après un tel ravissement acoustique, c’est Mozart qu’on assassine. Si Hedwige avait pu porter une lettre, elle m’aurait sans doute annoncé que la bénévole est une mytho quand elle m’annonce le ravito suivant dans 4km. 


Le meilleur ravito de la course

Le jour est là. Go’Lum a regagné le sac. Il y a deux types de ravitos que j’aime bien : ceux qui savent nous surprendre car ils arrivent plus tôt que prévu, et ceux qui se font prier. Comme on vient de faire une grande boucle autour du village, on est clairement dans la deuxième catégorie au Sappey. Presqu’autant de bénévoles que de coureurs ici. Les règles du jeu sont annoncées dès l’entrée : comme il n’y a personne, asseyez-vous et dites-nous ce que vous voulez, on vous l’amène. Pour le moment, je voudrais juste faire un petit somme là sur la table. On a des lits aussi si vous voulez. Non, non ça va aller … si en fait. Dis Siri, mets une alarme de 30 minutes ! Un bon gros dodo de bébé requin dormeur plus tard, le temps de manger un morceau je retrouve tous les coureurs que j’ai doublés depuis Chamechaude. 

Il était vraiment cool ce ravito, je crois que je le mets en n°1. Pas seulement grâce aux bénévoles, qui étaient partout géniaux et aux petits soins. C’est tout un contexte : la satisfaction d’avoir passé la nuit, le plaisir de retrouver des gens qui vivent et pas seulement qui survivent, la quiétude de l’endroit, le repos que j’ai pu y trouver. Et la certitude que j’arriverai au bout de cette course.


Si je me débrouille bien, je peux même arriver à l’heure que je m’étais fixée avant qu’ils n’annoncent le coup des sas de départ. Donc avec une heure d’avance sur ce que j’avais prévu.

A partir de là, c’est du grand n’importe quoi le roadbook. Après le Sappey, on devait descendre. En fait, c’est plat, puis on monte, jusqu’au fort du Saint-Eymard, puis on redescend jusqu’au col de Vence.

On commence à croiser des randonneurs, la parenthèse de noctambule touche à sa fin. Une promeneuse monte en jouant de l’harmonica. Sans doute une stratégie pour effrayer les loups. Je n’ose pas lui demander, elle pourrait se vexer.

Col de Vence. J’accepte un café pour faire plaisir ; j’aurais pas dû, il est pas top. Je suis poli, je dis merci quand même. Pas la peine de refaire de l’eau, il m’en reste assez. C’est reparti : on devait descendre, en fait on monte … toujours n’importe quoi. Grenoble est juste là, en dessous. J’avais promis de passer un coup de fil quand je serais à la Bastille. « Allô, je suis à Bastille ! ». Je découvre qu’il y en a qui prennent encore leur petit dèj. On n’a vraiment pas vécu la même nuit… « Je sais, c’est cruel, si vous voulez assister à mon arrivée triomphale, il va falloir accélérer les Chocapic et les Cracottes au Nutella. » Je range les bâtons dans le sac. Définitivement.

Bon là, j’avoue, ils vont m’attendre un peu je l’avais sous-estimée la descente de la Bastille. C’est juste long en fait, tous ces zigs et ces zags, avec les sportifs du dimanche et les familles en ballade qui vous souhaitent bon courage. Je n’ai pas besoin de courage, madame, je fais ça pour m’amuser ! En bas, les cloches des églises annoncent mon arrivée imminente. Dommage, ils auraient eu le temps de finir les Chocapic !

Au niveau du musée archéologique, je suis doublé par un « tiens un Kikouroù !». Randoaski qui finit l’Xtrem me double comme une balle. Je n’ai pas envie lui emboîter le pas. On sent la fatigue, mon côté Jekyll trop bon / trop con refait surface : quand je suis comme ça, je suis même capable de laisser passer le serre-fil. Après une traversée triomphale de l’Isère, je convoque à nouveau Mr Hyde pour demander, aux passants de s’écarter de la ligne orange, en moulinant des bras genre « barrez-vous, cons de mimes ! ». C’est vrai quoi, je n’ai pas fait tout çà pour finir aux urgences après une collision avec une mamie en déambulateur.  

Une petite boucle en centre-ville, et je retrouve ma chérie qui m’accompagne en courant (j’ai le film, il faudra lui ressortir) dans la rue du pont Saint-Jaime (trop romantique - si c’est pas un signe ça). Escalier, passage piéton, escalier, pelouse, étoile polaire, arche d’arrivée, speaker, t-shirt, médaille. Quelques minutes après, le vainqueur du Challenge 160 passe la ligne. On peut donc dire que je suis arrivé avant le vainqueur.


Le trail où la magie se produit

« 

- Alors Pierre, d’habitude, au bout de 30km, vous en avez ras le bol. Vous vous demandez ce que vous foutez là. Vous pestez et jurez qu’on ne vous y reprendra plus (promesse que vous n’avez jamais tenue d’ailleurs). D’habitude, au bout de 40km vous avez mal aux pieds et vous marchez. D’habitude, tout le monde vous double sur la fin, ça fait pitié à voir, on a l’impression que vous allez vous arrêter. Vous emplafonnez toujours allègrement les temps de passage de vos roadbooks. 

Aujourd’hui -sur votre premier 100km est-il utile de le rappeler- vous arrivez avec 1h30 d’avance sur l’horaire prévu, vous avez réussi à courir à chaque fois que c’était courable, votre vitesse n’a fait qu’augmenter depuis le haut de la Chartreuse et on dirait même que vous en avez encore un peu sous le pied. En plus, vous avez pris un plaisir non dissimulé du début à la fin. Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

- Ecoutez Sigmund (vous permettez que je vous appelle Sigmund, docteur ?), vous êtes un charlatan : journaliste sportif, c’est un vrai métier. Vous me gonflez avec vos questions. Je n’en sais rien. Moi j’ai rendez-vous avec une bière, une douche et mes supporters. 

»

  

 

 

6 commentaires

Commentaire de boby69 posté le 24-07-2021 à 11:48:50

Très jolie texte, on s'y croirait ... Et petit souvenir de la 1ère édition du 160Challenge .

Commentaire de Zucchini posté le 24-07-2021 à 15:46:27

Excellent Pierre, je me suis bien poilé :) Ton top 1 des ravitos, j'y étais passé quelques heures plus tôt (bon ok, 10heures avant toi), il faisait jour, ils étaient 4 dont 2 filles. Elles négociaient avec les 2 zozos pour qu'ils restent, car ils n'étaient pas prévus qu'ils fassent les bénévoles, afin qu'ils puissent se relayer et tout et tout... J'ai pris parti pour les filles en argumentant pour elles. Apparemment, les deux se sont bien fait enfler, puisque tu les as vus lors de ton passage :) Je me marre !! Bravo pour ta course et ton récit, on se revoit aux templiers ?

Commentaire de Twi posté le 24-07-2021 à 23:05:41

Pour sûr qu'on se revoit aux Templiers. Avec plaisir !

Commentaire de coco38 posté le 24-07-2021 à 20:55:36

Génial. Bravo.

Commentaire de truklimb posté le 26-07-2021 à 09:51:47

Très bon récit, très bien écrit, merci pour le partage ! :)

Commentaire de Mazouth posté le 26-07-2021 à 11:23:31

Super course et super récit, j'adore ! (mais t'es quand-même un grand malade, tu devrais consulter ^^)

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