Récit de la course : Marathon des Grands Crus de Bourgogne 2004, par coeurgan

L'auteur : coeurgan

La course : Marathon des Grands Crus de Bourgogne

Date : 23/10/2004

Lieu : Marsannay La Cote (Côte-d'Or)

Affichage : 1551 vues

Distance : 42.195km

Objectif : Pas d'objectif

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Le récit

C'est l'automne sur les vignes.

Le soleil monte doucement selon une trajectoire immuable, éternelle. Les mille hommes et femmes qui se sont élancés il y a quelques minutes du palais des ducs de Bourgogne ont déjà oublié ce légendaire témoin d'une gloire à jamais perdue. L'aventure maintenant commence vraiment, la lutte de l'homme contre la nature continue ici, fidèlement reproduite par une humanité qui se cherche. Une humanité destructrice qui pour son confort a tout aplani, organisé, bitumé, défiguré. Qu'importe, la bataille gagnée n'est qu'un leurre, et l'homme s'affaiblit, s'encroûte, se tasse. Il oublie ses origines et sa force d'antan pour se réfugier derrière ses murs, à l'abri croit-il de la nature inhospitalière. Triste destin pour une humanité pourtant si pleine de promesses et d'illusions. La fin s'approche, et au fond de chacun des coureurs qui serpentent au milieu des vignes magnifiques on peut trouver la certitude de cette fin.

Cette course est l'ultime sursaut de l'homme civilisé pour se prouver à lui même que la bataille n'est pas perdue. Dans ce simulacre des chasses d'antan, nous ne sommes ni chassés ni chasseurs, mais tous ensemble nous explorons à notre manière les limites d'un corps qu'instinctivement nous savons destiné à d'autres combats que ceux que nous menons. Ce corps de guerrier, le frêle informaticien et le timide comptable l'ont forgé jour après jour, dans l'oubli des chiffres et des machines. Tous nous savons que ces chiffres, ces machines, ces guichets sont autant d'obstacles à notre recherche de la perfection. Mais peut-on vivre sans toit? Et surtout peut-on faire vivre sa femme, ses enfants, ses parents? Alors nous courons, pour oublier un temps notre faiblesse.

Au bras des coureurs on peut voir les appareils les plus évolués de la technologie moderne, dérisoires talismans qui croyons-nous nous aiderons dans notre parodie de combat. Mais pas cette fois, non cette fois toute notre technologie ne pourra rien contre le vent qui souffle, le soleil qui brûle, la douleur qui s'insinue en nous comme une vieille connaissance qu'on aimerait tant laisser à la porte mais qui s'accroche, qui s'incruste, qui finit par nous dévorer. Comment en est-on arrivé là? Comment ce beau soleil d'automne se transforme-t-il en canicule au moindre de nos efforts? Comment cette brise rafraîchissante peut-elle être un obstacle presque insurmontable? Comment avons nous pu tomber si bas?

Alors nous résistons, fiers de nous, fiers d'être les plus forts dans une société où le corps n'est plus qu'au pire un support pour nos publicités, au mieux un outil permettant à notre intelligence de s'exprimer. Notre corps nous l'utilisons, nous le poussons au bout des maigres ressources que deux mille ans de civilisation lui ont laissé.

Au fur et à mesure pourtant que s'égrènent les kilomètres la vérité se fait jour. L'homme est faible, et même ceux qui luttent ne peuvent rien contre cette faiblesse. Quand enfin le vent cesse d'être un obstacle, quand un demi-tour mille fois espéré nous donne pour allié ce vent maudit, c'est le soleil qui prend le relais. On ne l'avait pas vraiment senti jusque là, rafraîchis que nous étions par celui que nous croyions notre ennemi. Suprême raffinement de la nature qui ne nous laisse même pas le droit d'analyser correctement les raisons de notre défaite. Nous pensions pouvoir mettre notre échec sur le compte du vent alors qu'il était notre allié le plus sûr. Triste constat. Mais il est trop tard maintenant pour retirer nos insultes, et c'est la conscience troublée par cette faute que nous luttons désormais contre le soleil.

Et certains d'entre nous n'iront pas au bout. Combien? Combien resteront sur le bord de la route, épuisés, vidés de toutes les forces lentement accumulées pendant des mois d'entraînement? Nous ne le saurons pas. Mais nous avons du respects pour eux, tant nous nous rendons compte de la détresse physique qui a pu les amener à jeter l'éponge dans ce combat titanesque. Nous savons aussi que ça nous arrivera un jour, peut-être bientôt. Peut-être aujourd'hui...

Les kilomètres continuent à passer, chacun est à lui seul une grande victoire pour les coureurs épuisés, et chacun est un pas vers la victoire finale. Une victoire finale qui est tout pour nous à cet instant, car au fond de nous, nous savons que cette victoire est le seul espoir de l'humanité décadente, et c'est pour cela que nous courons, pour laisser cet espoir à l'humanité. Le silence est de rigueur, le coureur maintenant est seul avec sa douleur tandis que s'approche la délivrance. Certains pourtant ont encore la force d'avancer, ils donnent tout ce qui reste pour que les chiffres ne soient pas trop durs avec eux. Mais dans la nature, pas de chiffres, et dans cet ultime effort des derniers à qui quelques forces restent on voit la fuite de la gazelle devant la terrible lionne, du faible devant le fort, de celui qui a peur devant celui qui a faim.

Seuls au milieu du troupeau, la frayeur nous prend en voyant passer ces gazelles, et le coureur à leur passage jette furtivement un oeil par dessus son épaule pour vérifier que derrière lui il y a une gazelle plus mal en point que lui, un autre animal blessé, une proie plus facile... La loi de la nature.

Enfin s'approche le but, car dans ce combat il y a quand même des limites, tracées pour nous. Elles servent surtout à nous protéger, sans ces limites nos chances de survie sont nulles. Malheureusement avec ces limites notre grand combat prend des allures de promenade du dimanche au risque inexistant car prévisible, calculé, quantifié et finalement annulé par ces barrières invisibles, ces gardiens bienveillants qui veillent à la santé des apprentis-guerriers, ces routes tracées pour éloigner de nous la nature qui depuis longtemps est pour nous un piège mortel.

Qu'importe, à ce moment précis nous nous sentons les vainqueurs d'un combat millénaire, nous sommes les plus rapides, les plus courageux, les plus résistants. Une foule indulgente nous félicite d'ailleurs comme il se doit, car nous voilà de retour dans la civilisation. Nous avons presque oublié déjà qu'il y a quelques minutes à peine nous étions prêt à tout pour un coin d'ombre, un verre d'eau, une excuse acceptable pour tout arrêter... Nous sommes les vainqueurs. Vainqueurs d'un combat adapté, minuté, calibré même, mais au moins cette victoire est à nous, c'est une victoire contre nos limites et contre la décadence qui guette, contre l'ennui aussi sans doute.

Les minutes passent, les coureurs se recherchent, se congratulent, se comparent, c'est le moment du bilan. Les défaillances furent nombreuses, et au fur et à mesure que les autres racontent on prend conscience à la fois de l'exploit réalisé et à la fois de notre petitesse devant des éléments pourtant cléments finalement. Petit à petit le corps s'apaise, on reprend son souffle et on recommence à parler, à plaisanter même, à transformer un échec de l'humanité en une grande victoire individuelle. Et malgré l'insignifiance de cette victoire c'est elle qui restera, c'est elle qui nous accompagnera vers notre voiture, notre train, notre métro ou notre bus, c'est cette victoire et la beauté des vignes qui embelliront nos rêves pendant quelques heures ou quelques mois, le temps d'oublier nos douleurs et nos faiblesses, le temps de nous forger un moral en acier pour revenir encore et toujours, comme si cette épreuve à la fois si terrible et si futile était finalement elle aussi un instrument de notre bonheur...

2 commentaires

Commentaire de bigout66 posté le 01-06-2007 à 16:45:00

Salut coeurgan,

merci pour ce excellent récit qui retranscrit très bien l'esprit du marathon et nos pensées du moment.
Ton récit n'en est pas un c'est plus un poème que je me suis régalé à lire

@+ le poète ;-)

Commentaire de guise posté le 13-12-2012 à 20:42:39

Franchement, c'est génial.
Je me retrouve dans beaucoup de choses que tu racontes.
Merci !!!!!

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