Récit de la course : 100 Miles Pyrénées Méditerranée - 119 km 2025, par Pastisoomaitre

L'auteur : Pastisoomaitre

La course : 100 Miles Pyrénées Méditerranée - 119 km

Date : 3/10/2025

Lieu : Font Romeu Odeillo Via (Pyrénées-Orientales)

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Distance : 119km

Objectif : Pas d'objectif

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Même dans les nuits les plus sombres, il y a toujours une étoile qui brille

Pleurer de joie

Trouver les mots justes pour retranscrire des émotions est un acte d’une grande complexité, car les vivre est une chose, mais les faire comprendre à d’autres est un tout autre exercice.

Alors que dire de la quantité d’émotions ressenties durant 27 heures d’effort non-stop ?

C’est un panel de toutes les émotions humaines existantes, qui arrivent et vous chamboulent les unes après les autres, souvent dans le désordre et sans réelle logique, le flux d’émotions étant régulé à la fois par la douleur, omniprésente à partir de quelques heures de course, mais également par les micros évènements qui arrivent sur le chemin, tels qu’un léger replat inattendu après une côte difficile, qui apporte un bonheur aussi intense que soudain, ou un caillou tapé durant une foulée, capable de vous plonger dans une spirale dépressive pendant de longues minutes.

Les vivre est donc une chose, mais les décrire n’aura jamais la même puissance que ce que j’ai pu vivre durant ces 27 heures.

 

En mission

Cela faisait quelques années que j’avais envie de venir sur cette course, car elle a tout d’un évènement qui est resté petit et familial, dans le sens positif du terme : relativement peu de coureurs, pas de gros sponsors et une organisation qui parait saine. Le plus incroyable dans tout ça est que les places ne s’arrachent pas dès l’ouverture des inscriptions, mais il reste possible de réserver son dossard à peu près tout le temps sur les mois précédant la course, peu importe la distance. Peut-être est-ce dû au fait que cela tombe le même mois que la Diagonale, ou peu après l’UTMB, ou qu’elle ne rapporte que peu ou pas de points pour les gros évènements. Je ne sais pas, mais il ne faut pas que cela change, un trail de village qui reste simple et « petit » est courant, mais que ce soit le cas sur un ultra de cette envergure est bien plus rare.

Cédric est le premier intervenant dans cette histoire à qui je ferai référence. Je ne lui ai pas forcé la main et ne lui ai même pas demandé, mais dès mon inscription, il s’est proposé pour venir faire mon assistance sur toute la durée de la course. Cédric est mon cousin éloigné, mais il reste présent dans ma vie depuis mon enfance comme un de mes meilleurs amis, et il a tout pour réussir sa tâche d’assistant car il connait ce monde de la course à pied et est lui-même pratiquant, nous avons déjà fait un certain nombre de courses ensemble, et nous nous ressemblons en beaucoup de points.

Quand il me demandait ce que j’attendais de lui en tant qu’assistant, ma réponse n’a pas été de me fournir tel et tel élément à boire ou à manger, je laisse ça aux professionnels, mais ma réponse a été plutôt de m’apporter des ondes positives et surtout, surtout, ce ne jamais me dire que j’ai mauvaise mine et de me suggérer de me reposer, d’attendre plus longtemps avant de repartir ou, pire, de me laisser entendre que je pourrais abandonner là, que c’était bien déjà, que je pouvais être fier de ce que j’avais fait. Non, la règle de base est que je me gère, et que son rôle est juste d’être là.

En gros, son travail est le contraire de ce qu’aurait fait ma propre mère, qui ne fera jamais mon assistance sur une course.

Et Cédric a parfaitement rempli son rôle, bien que ça n’ait pas dû être simple de me laisser repartir dans la montagne certaine fois, vu l’état dans lequel je me trouvais.

Delphine, ma très chère sœur, est la deuxième intervenante à qui je voulais faire référence, ou plutôt Delphine, Julien, Laura, et Valentin, toute la famille. Déjà car ils nous ont accueillis à bras ouverts, Cédric et moi, habitant tout près du lieu d’arrivée de la course, mais aussi car ils ont fait pleinement partie d’une assistance précieuse en suppléant Cédric sur certains points de passage, bien que ce fut fatigant et absolument pas préparé à l’avance.

Les troisièmes intervenants n’étaient pas prévus, mais c’est aussi l’imprévu ou encore la surprise, qui amènent leurs lots d’émotions. Jean-Luc, mon oncle, et Flo sa femme, devaient passer chez Delphine exactement le jour de la course, ce qui fait qu’ils ont pleinement participé à la fête.

Je ne sais pas dire si je me suis préparé correctement, en tout cas je me suis préparé comme je sais le faire, c’est-à-dire sans plan d’entrainement, au ressenti, en enchainant sorties longues, voire très longues, fractionné en côte, vélo, séances de dénivelé par allers-retours courts sur une portion à fort pourcentage, en ajoutant de temps en temps une sortie en montagne, et beaucoup de gainage.

A également eu lieu une bonne préparation mentale, sans travail spécifique, mais j’ai cette tendance naturelle à visualiser suffisamment le moment pour arriver à anticiper la difficulté mentale de ce genre d’épreuve et d’arriver alors à pleinement m’y projeter, et cela a toujours bien fonctionné.

Je ne cherche pas la performance, je veux être là, aller à mon rythme, et arriver à boucler cet objectif que je me suis fixé.

Être là et aller au bout.

Un objectif est important pour moi, surtout sur l’aspect sportif. L’objectif, une fois fixé, est là, dans un coin de ma tête, ou écrit sur la page d’un cahier, et il s’apparente à un Graal à aller chercher, et rien ne peut m’arrêter dans cette quête. C’est une façon de mettre du sens à sa vie, et je trouve cela essentiel et tellement satisfaisant.

Tout s’est bien déroulé, je suis prêt, reposé, je n’ai pas de douleurs, tout mon matériel est avec moi, mon sac d’assistance est posé, Cédric est avec moi pour la dernière fois dans la « vie normale », je suis sur cette petite place centrale du village de Vernet les Bains, dans le SAS de départ, et j’ai la tête ailleurs, je sais dans quoi je m’embarque, mais je ne le sais pas vraiment car, bien que j’ai déjà effectué des périples à peu près aussi imposants, la nature humaine fait que, sur un évènement que l’on perçoit comme quelque chose de positif, nous avons tendance, dès l’évènement terminé, à oublier le pire pour ne conserver que le goût du meilleur, à l’instar d’un accouchement par exemple.

Cela étant, je sais que je vais beaucoup subir, énormément souffrir, mais je ne sais plus vraiment ce que ça veut dire. A l’instant présent, au moment du départ, je suis frais, et je ne vois pas ce que de la souffrance viendrait faire là-dedans, ce qui est une utopie bien entendu, mais si l’on arrivait à stocker la dose de souffrance ressentie sur une telle aventure, il serait inconcevable de revenir.

 

Péter la forme

 A 17h30 très précise, la route s’ouvre et la course est lancée. Ma course. Je me moque des autres, je veux aller au bout, et faire en sorte de respecter mes plages horaires personnelles ciblées sur chaque point de passage, et c’est tout.

Comme cela était prévu, la montée vers le refuge des Cortalets, juste en-dessous du pic du Canigou, arrive immédiatement et est la plus grosse difficulté de la course, en tout cas en terme de difficulté pure, et non de difficulté ressentie, mais il est tout de même préférable de s’y attaquer au kilomètre 0 plutôt qu’au kilomètre 80.

Je suis dans ma bulle, je suis facile, je me prépare à la nuit, j’ai souvent couru la nuit, presque tout le temps à l’entrainement, et sur des bouts de nuits en course. Aujourd’hui, je vais rester en montagne une nuit complète, du coucher au lever du soleil, et cela ressemble à de l’inconnu. Je m’y prépare, mais cela ne me fait pas peur, ça m’excite même, ce n’est pas courant, c’est contre nature dans nos quotidiens, c’est un challenge, et ce mot « challenge » fait partie de mes mantras.

Un coureur descend à contre-sens, et s’arrête à chaque groupe pour donner un petit mot d’encouragement, nous reconnaissons Théo Detienne, star montante de l’ultra trail au niveau international, qui termine sa séance d’entrainement, et qui prend le temps d’encourager tout le monde. J’aime cette bienveillance qui, malgré le fait que ce sport se médiatise et se professionnalise de plus en plus, est ancrée dans ce sport, avec l’écoute et l’entraide, je prie pour que cela ne change pas, autant que l’espoir que je porte au fait que cette course reste comme elle est et ne passe jamais par la case « by UTMB » ou autre gros faiseur de l’ultra trail moderne.

Je monte assez facilement les 10 premiers kilomètres, pour 1500 mètres de dénivelé, tout en assistant partiellement au coucher du soleil, et tombe sur le refuge des Cortalets qui apparait devant mes yeux ébahis tant je ne m’attendais pas à y arriver si vite.

Je ne profite que de quelques minutes de pause avant de me faire attraper par la fraicheur, et je ne peux m’empêcher d’appeler Cédric pour lui annoncer mon arrivée aux Cortalets, à la fois en avance sur mon temps de passage le plus optimiste, mais frais et sans forcer. Je sais à quel point la route est longue, et il me faut ma dose d’ondes positives pour m’armer contre la suite, et c’est totalement le rôle de cet appel car je sais que Cédric se réjouira sincèrement, et c’est de ça que je me nourris.

 

Ce soir, pas besoin de mettre le réveil

J’enclenche un tour sur ma montre et je repars. Lors d’une sortie aussi longue que celle-là, il est inconcevable de visualiser sur ma montre le chronomètre et la distance réalisée depuis le début de la course, c’est une arme contreproductive au niveau de la psychologie, car cela va m’amener à me projeter sur la fin de la course dès le début de la course. En regardant ma montre aux Cortalets après 10 kilomètres, je me serais dit qu’il resterait encore 110 kilomètres, ce qui est irrationnel. Pire encore, arrivé à 50 kilomètres de course, un moment où je serai forcément mâché, je calculerais inconsciemment le fait qu’il reste 70 kilomètres de course. Agir ainsi agite la possibilité de lâcher prise, chose que je me suis interdite et que j’ai interdit à Cédric de supposer.

Ma stratégie est donc de lancer des tours à chaque point de passage pour activer des micros objectifs. Comme les objectifs sont primordiaux pour moi, et que chaque objectif atteint remplit une certaine dose de joie et de satisfaction, remplir plusieurs micros objectifs dans un objectifs global aussi gros ne va pas m’amener à compter à rebours une distance qui parait stratosphérique, mais va m’amener à faire en sorte de valider des micros objectifs assez facilement, les uns après les autres.

Concrètement, mon premier micro objectif fut l’atteinte des Cortalets, au bout de 10 kilomètres. Une fois cela fait, j’active un second tour, ce qui m’affiche un écran réinitialisé sur la montre, et je sais alors que l’étape suivante est une section de 15 kilomètres jusqu’à Batère, mon prochain micro objectif est donc celui-ci, et ainsi de suite.

Bien entendu, ma montre conservera la trace totale.

En plus de cette technique mentale, j’ai avec moi un tracé du profil de course, sur lequel j’ai placé les différents points de passages, avec leurs dénivelé positif et négatif, ce qui m’aide à appréhender le parcours à venir, et ne pas tomber dans la très désagréable sensation que de tomber sur une difficulté imprévue.

Je m’éloigne du refuge et suis la trace qui emprunte un single littéralement à flanc de montagne, sur un des versants du Canigou, avec une vue qui donne sur la plaine et sur une certaine quantité de villages, visibles grâce à leurs éclairages publics. Peut-être voit-on la mer au fond, il fait nuit noire et c’est assez difficile à dire.

Cette portion se court facilement, le chemin est certes assez technique, mais la forme est là et courir est une mécanique automatique.

Je me rends compte qu’il n’y a personne de visible devant moi, mais qu’il y a une bonne dizaine de coureurs juste derrière moi, et ils vont tous à mon rythme. Ils courent quand je cours, marchent quand je marche, accélèrent si j’accélère. C’est bien sans l’être, ça amène son lot de pression, mais ce moment de course est facile, j’en profite, je reste à un petit rythme, mais j’avance.

Après quelques kilomètres à flanc de montagne vient une descente puis une remontée assez longue, à en croire le flot de frontales que l’on voit sur le versant en face, je commence à monter à mon rythme mais ressens alors la première gêne, après environ 20 kilomètres, qui vient de mes intestins, remplis d’air. C’est très désagréable mais je sais que c’est passager.

C’est à ce moment que je retrouve Cédric, qui s’est garé à Batère, et a fait une portion de la trace en sens inverse pour me retrouver. Cette sensation est excellente, il est d’une grande richesse que d’être aussi bien accompagné.

Nous montons ensemble et, sur ses conseils avisés, je peux anticiper la dernière partie de cette portion.

En sortie de forêt se trouve un col, et en contrebas se trouve Batère. Mes intestins se libèrent dans la descente, et j’apprends par Cédric que Julien et Laura m’attendent en bas. Je ne m’y attendais absolument pas. Il est tard, Batère est quand même assez éloigné de chez eux, j’ai attaqué la nuit depuis bien 2 heures, et savoir qu’ils sont venus pour moi me ramène beaucoup de force. 

Nous arrivons en bas sans trop de soucis, et les 10 minutes passées ensemble me renvoient des ondes positives avant d’affronter la nuit. Je me sens bien, les voyants sont au vert, tout se déroule comme il faut.

Cédric ne va pas se rendre à la base de vie nocturne d’Arles, il va se rendre directement à Las Illas pour m’attendre en fin de nuit et prendre le temps de se reposer, mais Julien et Laura me proposent d’aller m’y attendre, 12 kilomètres plus loin. Je sais que ce n’est pas raisonnable, que venir ici est déjà un cadeau pour moi, mais que repartir à Arles les fera attendre 2 heures de plus, et ils ont prévus de revenir en milieu de matinée au Perthus, sans compter le temps de route.

Mais je m’en réjouis.

 

Un jeu d’enfant

 Reparti de Batère avec Cédric qui rejoint sa voiture, les jambes répondent bien et j’arrive à Arles en moins de 2 heures, Laura et Julien m’attendent, je m’installe pour me poser 30 minutes. Je me fais servir, je récupère mon sac d’assistance et me change. Leur présence me fait beaucoup de bien, je sais que désormais, je serais seul face au plus gros de la nuit, durant laquelle je devrais franchir 1500 mètres de dénivelé positif et négatif pour gravir la montagne en deux temps, les ingrédients (la nuit, la fatigue, les kilomètres déjà accumulés, la lassitude mentale) sont réunis pour créer un mélange subtil de différents éléments en équilibre, qui font que je pourrai, à partir là, basculer dans une certaine souffrance à tout moment, à la moindre perturbation de cet équilibre. 

  De plus, bien que les coureurs du 120 kilomètres et ceux du 170 soient plus ou moins réunis sur les chemins, nous sommes peu nombreux, ce qui fait que je me retrouve régulièrement dans une situation de solitude totale. J’aime ça. Ça apporte son lot de mystère que de se retrouver seul dans ces montagnes en pleine nuit, ça fait partie de l’aventure.

               

 

C’est dans la nuit qu’on voit les étoiles

Il est environ 1h00 quand je reprends le chemin, abandonnant Julien et Laura à leurs lits, tandis que je me dirige vers la pente, dans l’obscurité.

Après une montée vient la redescente, puis un replat assez roulant avant de basculer sur un chemin qui se dirige vers des lumières beaucoup plus haut, Montalba, la seule trace de présence humaine visible dans le secteur.

Je fais la conversation avec une coureuse du 170 durant la montée, lui posant des questions pertinentes sur sa gestion de course, l’objectif étant de nous occuper, puis arrive le ravitaillement de Montalba, qui semble posé ici, au milieu de la montagne, comme un minuscule refuge dans l’obscurité.

Je prends 10 minutes de repos en avalant un bouillon tiède, et croise le regard de mon voisin, assis sur la chaise à côté, qui me sort juste 2 mots : « 1000 mètres… ». 1000 mètres de dénivelé, d’une traite, à compter de ce point, pour arriver au sommet. Nous débattons de ces 1000 mètres, mais les faits sont là, ce sera toujours 1000 mètres, alors je décide de m’y mettre de suite et repars seul de Montalba.

Et sur cette montée en direction des Salines arrive mon premier coup de mou. La montée est comme tous les chemins depuis le début de la course, remplie de cailloux de toutes formes, qui rendent impossible la dépose correcte d’un pied, mais la deuxième partie de montée me plonge dans une profonde fatigue, et me fait défaillir.

Le ressenti est amplifié par les différents éléments intervenant sur ma bonne perception des choses, mais le souvenir que j’en ai est une ligne droite droit dans la pente, avec un pourcentage très élevé, peut-être 15%, et cela sur plusieurs kilomètres. Ce fut interminable et mon corps a commencé à faire ce qu’il sait bien faire quand il est dans le dur : se mettre en sécurité à sa manière. En d’autres termes, la force que je mets dans mes jambes pour monter se ressent aussi dans une forte pression au niveau de l’estomac, ce qui me donne une franche envie de vomir à chaque effort, et m’empêche de m’alimenter : mon estomac commence à vriller.

Chaque pas était infernal, et il devenait compliqué pour moi de trouver les ressources nécessaires, d’autant que je croisais grand nombre de coureurs dans une souffrance identique, dont certains étaient arrêtés, ou même endormis à même le sol. L’obscurité dans laquelle je suis depuis des heures, la pente qui ne s’arrête jamais, et dont les frontales visibles plus haut me laissent entendre qu’elle ne faiblit pas, la douleur musculaire naissante, la douleur à l’estomac, tous ces éléments me font entrer dans un état de lutte, de lassitude, d’énervement, d’un condensé d’émotions négatives. Il est probable que la réalité du terrain fut bien moins compliquée que le ressenti que j’en ai eu, mais ce ressenti a été un test de compétence à l’ultra trail, une épreuve mentale, une de celle qui construit plus qu’elle ne détruit, un réel dépassement de soi.

Il m’a fallu aller chercher une force considérable pour me permettre d’arriver en haut et de rebasculer sur un versant de la montagne qui nous a amené aux Salines, une sorte de bâtiment dont j’ignore le rôle.

En tout cas, c’est un point de passage, mais pas un ravitaillement, je suis donc seul ici, sans la moindre pollution lumineuse.

Je me suis promis de courir depuis la bascule jusqu’ici, et je m’allonge dans cette clairière, proche du bâtiment, seul, pour reprendre des forces en regardant les étoiles.

Je suis ici, en train d’observer le ciel, interrompu de temps en temps par le passage d’un coureur, et j’arrive à relativiser sur la force, sur la puissance de ce moment. Seul dans la nuit, venant d’effectuer une difficulté majeure, et à environ 2 heures d’avoir bouclé une nuit entière sur les chemins. Quasiment à la moitié de la course, cet objectif qui me hante depuis des mois.

Le tableau est étrange. Juste après la souffrance, je réalise où je suis et ce que je suis en train de faire, le tableau est magique. Ephémère. Unique.  

Cependant, je dois revenir à la réalité et relever mon corps déjà bien meurtri, pour attaquer cette longue descente vers Las Illas.

Je préviens Cédric de mon arrivée 1 heure plus tard, sans culpabiliser sur le fait qu’il est tôt et que sa nuit a été certainement trop courte, étant donné que c’est le deal qui a été fait entre nous, et je retrouve ce même Cédric, fidèle au poste, sur le chemin à la moitié de la descente.

C’est une présence chaleureuse, mais je sais que j’ai mauvaise mine au moment des retrouvailles, même s’il a respecté les règles en ne me le disant pas. La nuit a été rude, je lui explique l’enfer de la montée des Salines, ma fatigue grandissante, et je sais que j’ai été assez désagréable sur cette descente en binôme, bien que cela ne me ressemble pas, mais il fallait que je râle après chaque virage, ne voyant toujours que de la végétation mais jamais de village.

Pourtant, la civilisation arrive soudainement, après exactement la distance prévue par l’organisation, comme à chaque point de passage d’ailleurs, et je rentre dans un grand restaurant construit avec une charpente traditionnelle tout en rondins de bois.

Cédric me suit et je m’assois là où il y a de la place, car il y a beaucoup de monde. Il est prêt à me servir, mais je n’ai envie de rien, si ce n’est ma dose de quartiers d’orange, un des seuls ingrédients qui passe vraiment bien.

Je râle, ressasse la difficulté de cette portion, le même terrain accidenté qui commence à m’amocher sérieusement. Cédric encaisse, c’est son rôle, et je m’endors la tête dans ma main, sans m’en rendre compte, bercé par le brouhaha de la foule, et réveillé en sursaut par Cédric qui ne faisait que me parler, n’ayant rien remarqué.

Puisqu’il faut repartir sans dépasser les 15 minutes de repos que je me suis fixées sur les ravitaillements (hors bases de vie), je me lève et décide de sortir pour reprendre le chemin, Cédric m’emboitant le pas immédiatement.

 

Un bain de soleil

Le ciel s’éclaircit, Cédric m’accompagne durant 2 kilomètres de route, sur les 15 qu’il y a jusqu’au Perthus, sur une portion que j’ai considérée comme étant « reposante » lors de la préparation de la course.

Cela doit être un mélange entre le bienfait de la luminosité, les quelques secondes de sommeil, les quartiers d’orange, le bonheur d’avoir terminé la nuit, la présence de Cédric, je ne sais pas mais je me sens bien, et je n’ai pas de difficulté à progresser, à courir même.

Le tracé bifurque sur une piste au milieu d’un rassemblement de chasseurs et je continue seul.

La piste monte progressivement, et je croise régulièrement une personne en moto électrique qui fait des allers retours pour voir si les coureurs vont bien. Il me demande si j’ai la pêche, je lui dis que non, pas la pêche, mais que ça va. Et c’est la réalité, j’ai fait plus de 60 kilomètres, mon corps ressent une fatigue générale grandissante, mais rien d’alarmant et, surtout, pas de blessure, pas de douleur embêtante à un muscle ou à une articulation, ni même au niveau des lombaires, mal auquel je suis sujet. Je vais bien.

Tout en montant à mon rythme, je me rends compte que je commence à avoir des hallucinations auditives. La fatigue, mélangée à l’effort, fait que le cerveau interprète différemment ce que ressentent les sens, et cela commence aujourd’hui par l’illusion d’entendre des choses qui ne sont pas. Le plus flagrant a été d’entendre souvent des pas qui arrivent derrière moi à forte vitesse, ce qui fait que je me décalais pour laisser passer le coureur, mais il n’y avait personne quasiment à chaque fois. J’entendais également très distinctement mon téléphone sonner, la sonnerie était claire, et je sentais même la vibration, mais il n’en était rien.

Ce sont des sensations étranges, mais pas inconnues, et je savais que cela allait rapidement arriver en commençant la course par une nuit.

Le secteur du Perthus est en vue après environ 2 heures, j’aperçois l’autoroute, bruyante et très passante, la Jonquera au loin, le Perthus droit devant, et le fort plus haut.

Je pense à la famille que je vais retrouver là-haut, et à la coupure que je vais m’offrir. Je me sens certes bien depuis Las Illas, mais il est clair que mon corps et ma tête accusent le coup, je suis dans le brouillard et n’ai plus les idées claires, il est temps de me reposer. 

Il faut encore descendre dans la vallée et remonter vers le fort, j’y arrive après quelques efforts et, admirant les chèvres dans un premier temps, je me trouve alors face à Cédric et Julien, accompagnés par les enfants. Je suis tellement ému, mais cela ne se voit certainement pas, c’est intérieur, tel une lumière qui s’allume. Je m’assois sur un muret et profite du moment, la tête dans la brume, l’acide lactique qui me brûle les jambes, puis je décide de repartir, accompagné à la course par toute la bande qui s’affaire à me passer devant pour prendre des photos, ils arrivent même à me faire décrocher un sourire.

Puis voici Delphine, totalement étrangère à cette ambiance de la course à pied, et encore plus de l’ultra trail. Elle me dira plus tard que j’avais réellement mauvaise mine, mais c’est gentil de ne pas me l’avoir dit.

Je me remets à marcher à l’entrée de la base de vie, et m’assois sur une chaise non sans une certaine satisfaction, un plaisir intense, une assise comme rarement dans ma vie je n’en ai connu d’aussi confortables.

J’ai 45 minutes pour reprendre des forces, je suis dans le brouillard, mais je garde la lucidité nécessaire pour respecter ce temps que je me suis adjugé, et je prends également le temps de contrôler mes temps de passage, et constate que je suis environ au milieu de ma fenêtre prévisionnelle, c’est une arme mentale, je peux récupérer en famille tout en n’étant pas stressé par le timing.

Cette dernière phrase est incroyable, je suis très loin des barrières horaires, je n’ai rien à gagner, mais je garde la lucidité nécessaire pour continuer à considérer l’aventure dans laquelle je suis comme une course, ce qu’elle est réellement, et ce malgré la douleur, la fatigue, et surtout l’épuisement psychologique, alors qu’ici même ont lieu un certain nombre d’abandons.

Je me change et me nourris, nous discutons et rigolons, je vais mieux et Delphine m’en fait la remarque, cela me remet du baume au cœur avant de reprendre le chemin pour la dernière portion. Cependant, après environ 17 heures de course, je sais qu’il me reste encore au moins 7 heures d’effort, mais certainement plutôt aux alentours de 10 heures.

               

 

Dans la tempête

Je quitte la salle en marchant jusqu’au parking à partir duquel je me retrouve seul, et commence à monter vers le col Ouillat, le passage que je crains le plus, car il est le premier point de passage avant le Neoulous, et le cumul de ces deux obstacles représentent environ 1200 mètres de dénivelé et promettent la traversée d’une phase de souffrance accrue par les heures de course pesant sur mon organisme.

J’assiste au passage de celle qui est la deuxième féminine du 170 kilomètres, elle parait étonnamment fraiche et je déduis que celle que j’ai accompagnée sur la montée vers Montalba dans la nuit doit être première, puisque Julien m’a indiqué qu’elle était déjà passée au Perthus 10 minutes  avant mon arrivée. Leur fin de course risque d’être mouvementée, d’autant que, 1 heure plus tard et toujours dans cette même montée, la troisième féminine me passe en me demandant où était celle qu’elle poursuivait, je lui indique son avance, qui me parait large, mais elle ne se laisse pas impressionner et accélère pour partir en chasse. J’apprendrai plus tard que c’est elle qui a fini par remporter la course. 

Le mot course reprend tout son sens, d’autant plus que je commence à me faire doubler par des coureurs qui fusent à une vitesse impressionnante pour moi, qui peine à avancer. Il s’agit de la tête de course du 70, partie d’Arles ce matin.

Cette ambiance m’occupe, j’observe les coureurs qui arrivent, identifie leur dossard et les regarde passer en ayant un mot d’encouragement, cela divertit mon esprit qui se concentre moins sur la douleur, omniprésente, que je ressens depuis le parking du Perthus, tout en bas.

Dès le début de la montée, je savais que cela allait être dur. Pas de blessure, mais je ressens une fatigue généralisée qui me génère une souffrance à l’effort, je ne suis pas dans un bon moment, exactement sur le passage que j’avais prédit comme étant le plus inquiétant. Ou peut-être est-ce le fait d’avoir prévu que ce passage soit inquiétant qui fait que mon corps a flanché à ce moment-là, c’est complètement cohérent, c’est une leçon psychologique à retenir.

La pente se durcit et je suis à l’arrêt lorsque le chemin bascule en single, exposé au soleil, au milieu d’une végétation dense. Chaque pas me brûle, la force que je mets pour passer une jambe devant, poser le pied, et ramener mon corps un peu plus haut, engendre une force équivalente qui me compresse les organes et le crâne, mon estomac est verrouillé, ma tête surchauffe ce qui rends mes idées encore moins claires, et je dois stopper ma progression plusieurs fois pour me poser par terre et récupérer. Chaque arrêt en engendre un autre quelques dizaines de mètres plus loin.

Je pense, et suis absent en même temps. Je ne sais pas vraiment quelle heure il est, j’ai l’impression que c’est le soir et que la nuit va tomber, mais ce n’est pas le cas, je n’ai plus une bonne perception des choses et bascule dans un état second, cet état qui a son importance dans un ultra, car a son rôle dans la somnolence qui aide à avancer en ignorant la douleur.

J’ai longé plusieurs fois une route et ressens l’approche du col Ouillat, avant d’apercevoir des spectateurs, puis je vois le ravitaillement.

Je savais que j’allais souffrir en venant ici, et je suis arrivé dans cet état de souffrance, cet état qui fait que seuls les coureurs au mental le plus solide peuvent finir un ultra. C’est là, dans ce moment, que l’on ressent très précisément cela, et personne ne peut savoir ce que cela représente avant de se trouver dans l’état dans lequel je viens de basculer. Le fait de regarder dans le passé et de se remettre en tête le chemin et les évènements parcourus, de faire un état des lieux de son corps à l’instant présent, et d’imaginer les heures, la distance, le dénivelé qu’il reste à parcourir, fait que la force psychologique seule peut permettre de continuer, ou de s’arrêter. Car c’est aussi ça la difficulté de l’ultra, il y a toujours et partout la possibilité d’en rester là, il suffit d’envoyer un SMS à l’organisation, de se faire connaitre à un ravitaillement, et tout s’arrête là. Les proches peuvent venir, l’organisation peut nous ramener. Tout peut s’arrêter en 1 seconde, toute la souffrance peut se terminer. Maintenant, sans délai.

S’il n’y avait pas cette possibilité, il n’y aurait pas de question à se poser, mais dans ces conditions, il est simple de craquer. Le cerveau accumule peu d’arguments en faveur de la course, il s’en moque, mais il cumule une quantité incroyablement élevée d’arguments en faveur de l’abandon, d’autant que la lucidité a disparu et que tout ce qui reste de l’instinct humain s’apparente plus à un instinct de survie qu’à une envie de remplir un objectif.

Je suis dans cet état-là, à la différence que j’ai cette capacité, essentielle dans cette discipline, de bloquer le choix du confort au plus profond de mon être. Cette option n’existe pas, la seule solution pour se sortir de ce bourbier est de le terminer, de passer cette ligne d’arrivée que j’ai peu visualisée depuis le début de la course.

Je me fais badger, récupère des quartiers d’orange, remplis mes gourdes, et va m’allonger sur un carré d’herbe un peu à l’écart. Je me laisse 15 minutes, l’herbe est le matelas le plus confortable que j’ai connu dans ma vie, encore plus confortable que la chaise du Perthus.

Je lutte pour ne pas fermer les yeux, les bruits se comportent étrangement autour de moi, comme si j’avais la tête dans un bocal.

Puis je me réveille en sursaut, en panique, et regarde ma montre. 13h10. Cela fait exactement 15 minutes que je suis ici, et je me suis endormi sans m’en rendre compte, sans mettre le réveil. Je ne sais pas par quel miracle je me suis réveillé aussi rapidement, cela était un coup à me réveiller des heures plus tard, et aurait été une catastrophe.

Je me lève, titube quelque peu, et je cherche le balisage pour aller de l’avant.

 

Le sommet n’est rien sans le chemin

Julien m’avait parlé de la montée vers le Neoulous à partir de l’Ouillat, cette montée et sa forêt. Cette dernière est agréable, c’est ombragé et dégagé. Je monte dans un état second, peu conscient de ce que je suis en train de faire, mais je souffre beaucoup moins, grâce aux 15 minutes de sieste.

Il y a presque 600 mètres de dénivelé sur cette portion, je pense ne pas avoir souffert sur la quasi-totalité, mais la sortie de la forêt, le passage au soleil, et le fait d’apercevoir le sommet du Neoulous plus à gauche me fait revenir à moi, me réveille en quelque sorte, car je suis presque sûr d’avoir dormi debout sur une partie de la montée.

Je sors de la forêt et attaque la montée droit vers l’antenne du Neoulous, et je retombe dans un état de souffrance similaire à la montée vers l’Ouillas. Je m’arrête, admire le paysage, constate que le sommet fait office de frontière espagnole de par les panneaux indicateurs en espagnol sur le versant opposé de la montagne. Je repars et m’arrête un peu plus haut. Psychologiquement, c’est difficile, je subis, mais j’arrive à grimper les 10 derniers mètres assez raides amenant au point le plus haut de la montagne.

Je m’assois et, bien que le brouillard virtuel autour de ma tête soit dense, je suis happé par le décor au sommet du Neoulous. Je peux apercevoir la plaine de Perpignan dans sa totalité, avec une clarté et une précision me rappelant la consultation d’une page Google Maps. On peut voir distinctement chaque village en contrebas, chaque route, toute la côte, c’est sublime et cela donne envie de rester là des heures.

Mais je choisis de me lever et de repartir, le chemin contourne le sommet et redescend jusqu’à une piste en contrebas que je suis un certain temps, jusqu’à apercevoir Cédric profitant du paysage. Je lui indique ma présence et, quand nos regards se croisent, je m’écroule sur le chemin. Je n’en peux plus, il est temps de m’imposer du repos.

Cédric le prend à la rigolade et cela m’aide à relativiser, il surenchérit en me demandant de venir sur le bord de la falaise pour prendre une photo, qu’il appelle « la photo de la course ». Le fait d’être assez haut pour apercevoir un paysage similaire à celui du sommet du Neoulous, d’être au bord de la falaise, le ciel bleu, la mer, font un tableau idéal, c’est vrai. Mais cela m’ajoute 20 mètres. Je craque et j’y vais.

Je ne regrette pas ce choix, car la souffrance que je ne peux dissimuler a fait de cette prise de vue une photo qui me parle beaucoup, on peut y ressentir tout ce que je viens de décrire. On peut y ressentir toute la souffrance. Cette photo me fera ressortir ces émotions dès que je poserai le regard dessus pour le restant de ma vie.

           

Il y a environ 5 kilomètres de descente jusqu’à la vallée des tortues, Cédric vient de les faire en sens inverse et va m’accompagner sur le retour.

Je fais la totalité de la descente en marchant, la souffrance que je ressens est proportionnelle à la difficulté du terrain : des cailloux, des marches, de la technicité, qui fait que des jambes meurtries par plus de 20 heures de course ne peuvent descendre en trottinant, je pense même qu’il aurait été difficile de courir dans cette descente même si j’avais commencé ma course au sommet du Neoulous.

Cédric commence également à marquer le coup. Il a peu dormi, et j’apprendrai plus tard qu’il aura couru environ 45 kms pour 1500 mètres de dénivelé durant ma course, ce n’est pas donné à tout le monde et il ne s’est pas vraiment reposé.

Après une éternité de descente, je rentre sur le parking de la vallée des tortues, et arrive à ce ravitaillement décoré par la CGT, je n’ai pas su voir ce qu’ils revendiquaient mais cela était bien trop loin sur ma liste des priorités, je me couche et me laisse un quart d’heure de repos. Je râle après cette descente, je dis à Cédric que je n’ai absolument pas la moindre envie de faire la portion suivante, l’avant dernière, que je nomme « les 13 kilomètres ». Je n’en ai pas la moindre envie et insiste sur ce point auprès de Cédric. Non pas que je pense à en rester là, mais car je ressens le besoin d’extérioriser, ça me fait du bien d’évacuer toute cette négativité pour attaquer les 13 kilomètres.

Ces 13 kilomètres, je ne veux pas m’y embarquer, c’est une portion qui ne ressemble à rien de difficile par rapport à ce que j’ai vécu, mais il y a deux éléments qui me repoussent : une montée sèche, suivie d’une descente sèche, puis une portion de transition, avant de remonter vers la Chapelle. Cela fait 2 montées, pour 600 mètres de dénivelé, et une longue portion de plat que je devine, étant donné le parcours officiel, être sur du bitume, et je sais que ces kilomètres de plat vont me faire souffrir nerveusement car je ne pourrais que peu y courir, et que cela va être long et très énervant que d’avancer si lentement sur une section aussi facile.

 

Je ne m’arrête pas quand je suis fatigué, je m’arrête quand j’ai fini

Je repars, déterminé à en finir, et abandonne Cédric à sa voiture en devinant le passage des coureurs tout là-haut, au plus haut de cette montagne rocheuse devant moi. Voilà ce que représente le petit pic sur la fin de parcours.

Une piste large monte en lacets vers le haut de la montagne, je récupère le même corps fatigué, mais je n’ai pas de gêne particulière. Une petite partie de chacun de mes pieds me picote légèrement depuis Las Illas, mais cela n’a jamais empiré, et je ne suis de toute façon pas sujet aux ampoules. De plus, adepte des chaussures les plus minimalistes possibles, j’ai tenté le pari de faire ces 120 kilomètres en Merrell Trail Glove, chaussures que je trouve parfaites (drop 0, légères, semelle assez fine pour sentir toutes les aspérités du terrain, mais assez épaisse pour ne se blesser sur un caillou pointu, aucun maintien particulier, aucun amorti, large au niveau des orteils), et ces chaussures se sont avérées parfaites, puisque mes pieds ne m’ont pas exposé de difficulté.

Je monte facile, mais j’espère surtout ne pas retomber trop rapidement dans un terrain accidenté, j’espère au fond de moi terminer ces derniers petits obstacles sur quelque chose de plus sobre.

En revanche, le soleil tape, il est aux alentours de 16 heures, et le versant de la montagne est entièrement exposé au soleil, entrecoupé de l’ombre d’un arbre de temps en temps.

« Ça manque d’ombre », me dit un coureur. Effectivement, le soleil tape très fort, et je surchauffe plus vite qu’à la normale, je suis obligé de faire une pause de quelques secondes, m’appuyant de tout mon poids sur mes bâtons, pour baisser en températures, au risque de faire un malaise.

Je ne suis d’ailleurs pas seul, un coureur du 70 kilomètres suivra très exactement mes habitudes sur les mêmes lieux de pause, et nous nous suivrons tout le temps de cette bosse, montée et descente.

Le terrain en vient rapidement à retrouver sa forme accidentée, et devient même plus accidenté encore sur sa dernière partie, qui nous fait passer au plus haut possible de la montagne, sur des sentiers exigus et à flanc de falaise, certains passages étant limite dangereux dans nos états. Je prends le temps de jeter un œil au loin, je peux d’abord apercevoir que la mer est proche, et que la plaine se trouve directement en contrebas, ce qui forme un paysage puissant, et ça me change les idées. Je peux également apercevoir le port d’Argelès, et mettre enfin un œil sur la destination.

Je sais pertinemment que, les jours suivant l’arrivée, je serais activement à la recherche d’un défi plus long et plus dur, avec l’objectif plus lointain du 100 miles, le vrai 100 miles, la carotte accrochée au bâton, la cible terminale, la consécration. L’aboutissement. Je sais que je ne pourrais pas m’arrêter avant d’en avoir terminé à minima un. Mais dans l’immédiat, à l’instar d’une bonne cuite, je me dis que là, ici et maintenant, il est certain que c’est le dernier ultra. C’est trop dur, trop long, trop de souffrance, j’ai d’autres choses à faire dans ma vie que de m’user à l’entrainement pour participer à une boucherie corporelle et mentale comme celle-ci. Ok je vais aller au bout, et j’en garderai un souvenir à vie, mais stop. Fini.

A ce moment-précis, je suis persuadé que ce sera terminé après. Même en me disant que je me dis toujours ça, et que je repars à la recherche du prochain objectif juste après, je me dis que là non, c’est fini, à jamais.

La fin de la montée s’apparente à de l’escalade, mais le versant opposé, côté descente, est réellement de l’escalade, mais en descente.

Monter ici par le chemin que l’on prend en descente aurait été fait avec jambes et mains sur une grande partie, mais descendre, qui plus est avec les cuisses douloureuses, est la portion de descente la plus compliquée que j’ai fait sur cette course. Certes assez courte, elle aura été d’une redoutable technicité.

Cependant, Je l’ai très bien vécue. Chaque étape de descente s’est apparentée à un micro challenge, car il fallait réfléchir où poser les pieds, les mains, lutter pour plier les cuisses et faire en sorte qu’elles retiennent le poids du corps. Chaque transition entre deux sites d’escalade me permettait de me challenger à trottiner avant de remettre le couvert sur une nouvelle session de réflexion quant à la disposition des membres.

J’aime cet aspect du trail, puis se dire que je suis capable de faire ça ici après 100 kilomètres de course en montagne est très gratifiant.

J’arrive en bas et je sais que, à partir d’ici, il y a une longue portion de plat, portion de transition jusqu’à la montée vers la Chapelle, qui sera, cette fois, l’ultime ascension, la dernière partie technique, avant la plage.

Cette portion de plat est d’une grande facilité : une longue route en ligne droite, un corridor de sécurité le long d’une route passante, une autre longue route, puis une très longue piste terreuse, le tout quasiment sans aucun mètre de dénivelé.

Cela est techniquement simplissime, mais j’y ai vécu l’enfer nerveux et psychologique.

Je n’ai que peu de force pour courir sur le plat, mais je n’ai surtout pas la force de courir sur une portion de plat aussi longue et sans surprise, sur laquelle je peux imaginer, voire apercevoir, la destination. Psychologiquement, l’enfer s’est situé dans le fait de m’ennuyer, et de regarder ma montre tous les 100 mètres en ayant l’impression d’en avoir fait 500. Chaque coup d’œil à ma montre me faisait ressentir une sorte de réaction électrique nerveuse dans ma colonne vertébrale, ce qui me rendait à chaque pas un plus exécrable mentalement. Je crois que j’aurais pu être très désagréable si j’avais couru avec quelqu’un. Je m’imaginais cette portion et bouillais de l’intérieur, je faisais un débat avec moi-même qui débouchait sur le fait qu’il était inconcevable de nous faire terminer sur un parcours aussi insipide, sans intérêt, juste pour cumuler des kilomètres, alors que l’on aurait pu aller simplement sur la plage. Je ne veux plus aller à la Chapelle. Je veux m’assoir, me coucher, fermer les yeux, envoyer mes bâtons loin devant. Je suis électrisé par la tension.

J’aurai préféré cumuler 500 mètres de dénivelé sur cette portion, plutôt que de me « reposer » sur le plat, car même si je me suis effectivement reposé du point de vue physique, j’ai eu un véritable malaise mental sur ce secteur, qui était pourtant, avec la portion finale, le secteur le plus facile de la course.

Ce sentiment a la même source que ma théorie sur la montée du col Ouillat depuis le Perthus, j’ai analysé le parcours avant la course, et je savais que cette longue portion de plat allait me mettre à mal psychologiquement, et je n’y ai que trop pensé avant d’y arriver, pour finalement me préparer psychologiquement à l’enfer psychologique. Il est certain, j’en suis sûr, que cela se serait bien mieux passé si je ne l’avais pas anticipé.

Ce faisant, ce secteur est obligatoire, et il fait pleinement partie de l’ultra, il a entièrement sa place et a joué son rôle dans ma résistance mentale.

J’attaque la remontée vers la Chapelle presque avec le sourire et, après une longue portion à flanc de montagne, j’arrive à l’ultime point de passage, dans un cadre qui m’a touché malgré le fait que je n’ai plus trop de lucidité.

Ce lieu est préservé, au calme, le bâtiment est charismatique et parfaitement intégré dans son cadre naturel, je prends une claque, et mes émotions partent dans tous les sens pour grand nombre de raisons : le dénivelé est fait, la difficulté technique du terrain est derrière moi, l’objectif est atteint (ou comme si), ce lieu me touche (peut-être est-ce amplifié par les autres raisons), j’ai les larmes qui me viennent mais n’arrive pas à extérioriser quoi que ce soit. Il faut que je reparte, mais avec la frontale, il fait sombre, je rentre dans une deuxième nuit pour environ 1 heure, et je pense à ceux qui vont rentrer dans une deuxième nuit pour quasiment toute la nuit. C’est encore une autre discipline.

 

Quand tu sens que tu ne peux plus, cours encore un peu

6,4 kilomètres, c’est ce qu’une des bénévoles répète à tout le monde, et elle affirme que c’est la bonne distance. Elle n’aura pas tort.

Je descends 200 mètres de single dans une technicité moyenne, et me retrouve sur une piste qui alterne terre sur quelques dizaines de mètres, puis béton impeccable sur quelques dizaines de mètres, et ce encore et encore. Je ne comprends pas pourquoi ça a été fait ainsi, mais ça m’occupe la tête d’y réfléchir.

Depuis le moment où le ciel a commencé à s’assombrir, j’ai des hallucinations, visuelles cette fois. Il s’agit de voir distinctement certaines choses, alors que c’est en fait une déformation de quelque chose d’autres.

De temps en temps, j’ai pleinement conscience que ce que je vois n’est pas, mais il arrive de se faire surprendre en ne le découvrant qu’au dernier moment.

Aujourd’hui, je vois essentiellement de gros sacs poubelles à la place des rochers, et des toitures en tuile à la place des feuillages d’arbres. Ce sont ces toitures qui me surprennent, il m’est arrivé de me demander où était la maison que j’étais persuadé d’avoir aperçu quelques mètres plus tôt.

Je m’efforce de courir au moins 500 mètres avant d’en marcher 300, avec pour objectif d’arriver sur la plage en moins d’une heure.

Je m’occupe involontairement la tête en pensant à beaucoup de choses, j’essaie de me souvenir du parcours effectué, mais il m’est impossible d’arriver à me souvenir du nom de certains points de passage, par exemple « Las Illas », nom qui est sorti de ma tête, je pense systématiquement à quelque chose comme « Les Tilles », mais pas possible de remettre la main dessus. Idem pour Batère, je ne me souviens que d’un dérivé du genre « Barelle » ou « Bretelle ». Je suis fatigué, et je pense que si le chemin avait été plus long, j’aurai certainement eu la force physique d’allerau bout, mais il aurait fallu dormir quelques dizaines de minutes. 24 heures semblent être la barrière du sommeil.

Je rejoins définitivement la plaine et longe une route sur un trottoir, puis sur une piste cyclable. Il fait nuit noire.

Je continue à courir par alternance, me fait doubler par certains coureurs, en double d’autres, essentiellement des coureurs du 70 kilomètres. Cela fait des heures que je n’ai pas repéré un dossard bleu aux alentours.

J’aperçois le bâtiment du port, je commence à voir des spectateurs, et repère deux enfants avec des drapeaux catalans au loin, et de la musique. Cela doit faire 30 secondes que je les vois et, en m’approchant un peu plus, je me rends compte qu’ils se situent à l’entrée du port, et qu’ils sont là pour moi, car il s’agit de Laura et Valentin. Et je repère juste après Flo et Julien, qui n’attendent que mon arrivée, et qui s’illuminent en me voyant.

J’ai ressenti quelque chose de très fort, il ne s’agit certes que d’une course, mais tout ce que j’ai vécu, toute la fatigue physique et la force mentale que j’ai déployées depuis quasiment 27 heures, font que j’ai eu un trop plein d’émotions. Mais il me semble n’avoir rien laissé paraitre, involontairement, je n’avais pas la force de pleurer ou de rire. Ma voix tremblait, mais je ne suis même pas sûr que cela s’entendait.

Les enfants étaient contents de me voir, Julien était excité, et Flo, grande émotive, laissait échapper pour moi tout un flot (c’est le cas de le dire) d’émotions que je n’arrivais pas moi-même à extérioriser.

Je reprends le chemin de la plage, accompagné par mon petit groupe, qui me suis en courant quand je décide de courir, et en marchant quand je décide de marcher. Nous parlons, échangeons, vivons ce moment unique et éphémère à fond.

Une fois qu’arrive la ligne droite sur la plage, avec un visu sur la ligne d’arrivée, je cours pour ne plus m’arrêter, et je retrouve Cédric, Delphine et Jean-Luc près de la ligne d’arrivée, que je passe en tête, suivi par tout le monde.

Je ne remarque même pas que Julien agite des drapeaux catalans derrière moi, bien que je ne sois pas catalan.

Certainement le moment le plus beau, le plus émouvant, le plus jouissif de toutes mes expériences trail.

Ça y’est, je peux m’arrêter, me poser et ne plus me relever. Je peux profiter pleinement de la réussite, de ma réussite, et de celle de tous ceux qui étaient là pour faire en sorte que ce soit une réussite.

Je ne sais pas comment les remercier, il n’y a pas de mots assez forts pour ça.

           

 

La victoire la plus belle est celle que l’on remporte sur soi-même

Evoquer une course de 120 kilomètres et 5500 mètres de dénivelé semblera être quelque chose de fou, d’infaisable, pour une personne lambda. Elle aura tendance à répondre qu’elle ne savait même pas que cela existait, voire même qu’elle ne pensait pas qu’il était humainement possible de terminer quelque chose d’aussi long et difficile.

A l’opposé, quand on côtoie le monde du trail et de l’ultra, les performances de ce genre deviennent monnaie courante, et l’on peut alors croiser nombre de coureurs qui pratiquent ces disciplines, voire même plus long, voire même beaucoup plus long, et voire même bien plus rapidement. De même, les vidéos et comptes rendus de ces performances sont trouvables par milliers sur les réseaux sociaux.

En d’autres termes, il y a une frontière nette entre ceux qui trouvent ces performances incroyables, et la forte banalisation de ces dernières, qui fait qu’en être finisher semble presque normal, inaperçu, et pas vraiment difficile.

Cependant, en se situant dans le niveau moyen du commun des mortels, on comprend le côté pervers de la « banalisation », car même une excellente préparation physique et mentale ne rendra pas forcément l’épreuve plus facile. Il s’agit d’un ultra, et seul le vivre peut faire comprendre la difficulté extrême, et je pèse mes mots, à laquelle se confronte toute ce qui compose un corps humain.

Alors pourquoi, me direz-vous ? Encore un fois, seul le vivre peut répondre à cette question.

                                             

 

 

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