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Le bikepacking ou le monde vu de la selle
Par Pascale Krémer
Publié le 11 octobre 2019 à 14h09 - Mis à jour le 12 octobre 2019 à 06h16
Lecture 9 min.
Le tour du monde se fait désormais en vélo. Une autre culture du voyage, avec ses figures mythiques, ses blogs et sa surenchère de kilomètres.
Face au Cotopaxi, en Equateur, le 17 juillet.
Face au Cotopaxi, en Equateur, le 17 juillet. WORLD FOODORAMA
De la discrétion, sous peine de passer pour des illuminés. Quittant Paris sur leur tandem, en 1990, Brigitte et Nicolas Mercat ne s’étaient pas étendus sur leur destination. « Si l’on avait dit qu’on partait pour Le Cap, en Afrique du Sud, on ne nous aurait pas crus. »
Près de trente années plus tard, ces quinquagénaires pionniers du voyage cycliste au long cours n’en reviennent pas. « Incroyable comme cela a pris ! » Sur les pistes de leur dernière épopée à deux roues, jusqu’au Japon, ils ont croisé tant de Français…
Des jeunes gens comme Ella Beeker et Maxime Humbert, 25 et 27 ans, qui n’ont ni franchement étonné les copains ni angoissé les parents en annonçant qu’ils partaient à vélo, de Grenoble, rendre visite à l’ex-colocataire japonaise d’Ella, au nord-est de Tokyo. En six mois, ils ont atteint, au Tadjikistan, l’une des routes carrossables les plus élevées du globe, dans le massif du Pamir. Sur Skype, radieux, l’urbaniste et le géographe semblent savourer le monde. « Il n’est pas question de fuir, assurent-ils, mais de tester un nouveau mode de vie. »
Guides, groupes Facebook, festivals
Les routards qui parcouraient la planète à pied et à peu de frais, courbés sous un sac à dos, ont réinventé la roue. Car le tour du monde, ou d’un bout du monde, en six mois, une année ou plusieurs, s’effectue désormais à bicyclette.
Ce rêve contemporain de vélodyssée draine les foules, depuis une décennie, dans les festivals du voyage à vélo : 1 500 visiteurs en un week-end de janvier à Vincennes (Val-de-Marne), 4 000 en trois jours au Vél’osons de Chambéry, en Savoie… Il fait aussi les beaux jours des magazines comme Carnets d’aventure, dont les ventes ont grimpé en 2018 de 30 %, ou comme le trimestriel 200, vieux d’à peine cinq ans, qui s’écoule à 26 000 exemplaires. Alain Puiseux, aux commandes, « passe pas mal de temps à refuser des récits ».
Car il s’en trouve des milliers sur le Net, dans une infinité de blogs, une surenchère de kilomètres parcourus, de pays traversés, de journées passées à pédaler…
Kamila Hammond et Sylvain Leurent sont partis de Paris en septembre 2018 pour un parcours de deux ans en vélo à travers le monde. Ils traversent actuellement le continent américain et prévoient de se rendre ensuite en Océanie, en Asie et en Afrique, avant de rejoindre l’Europe.Ici, Kalima filtre de l’eau au Parc Huascaran, au Pérou, le 7 septembre.
Kamila Hammond et Sylvain Leurent sont partis de Paris en septembre 2018 pour un parcours de deux ans en vélo à travers le monde. Ils traversent actuellement le continent américain et prévoient de se rendre ensuite en Océanie, en Asie et en Afrique, avant de rejoindre l’Europe.Ici, Kalima filtre de l’eau au Parc Huascaran, au Pérou, le 7 septembre. WORLD FOODORAMA
Au sein de groupes Facebook qui enflent (7 600 membres pour Voyageurs & voyageuses à vélo, 27 000 pour Voyage à vélo), se discutent les avantages comparés des cadres en acier ou en aluminium, des roues à moyeu dynamo ou des lampes rechargeables, des sacoches Ortlieb ou Vaude… Pour les itinéraires, le guide Lonely Planet est venu à la rescousse, avec Le Monde à vélo, en novembre 2017.
Route de la Soie et Amérique du Sud
C’est toute une culture du long voyage cycliste qui émerge. Avec ses figures mythiques (Sylvain Tesson, Claude Marthaler, la famille Mercat…), son épicentre alpin, peuplé de montagnards convertis au vélo à l’arrivée du premier enfant, ses lieux de socialisation : les cafés-vélo, dotés d’ateliers-réparation participatifs.
L’économie prend la roue de la culture, inévitablement. L’offre de « voyageuses », ces biclous de voyage, et de leurs accessoires, ne cesse de s’enrichir. Les PME comme Histoire Bike, qui les fabrique en série limitée depuis 2014, et la cinquantaine de magasins spécialisés Cyclable, seront, à l’été 2020, concurrencées par l’enseigne Decathlon, qui peaufine sa première voyageuse puisque « le marché explose ». Les ventes de La Grande Voyageuse d’Histoire Bike (à 1 800 euros) progressent d’un tiers chaque année. Celles du robuste Fahrradmanufaktur TX-400 allemand (à 1 699 euros), chez Cyclable, de quasiment 20 %.
Avec leur précieux passeport français, leur moitié, leurs enfants, parfois deux-trois copains ou, plus rarement, en solitaire, les nouveaux globe-rouleurs se dirigent massivement vers l’Asie, ces temps-ci, via la Route de la soie, ou vers l’Amérique du Sud, loin de tout conflit et menace islamiste.
Si les jeunes diplômés constituent le gros du peloton, tous les âges et milieux sociaux se côtoient. Pierrette et Roland Leclerc, presque septuagénaires, 2 000 euros de retraite à eux deux, quittent volontiers leur « train-train » dans l’Yonne pour sillonner la planète en tandem : Asie du Sud-Est, Bolivie-Pérou, Cuba… « La France, on garde ça pour quand on sera vieux. »
Le tandem, choix périlleux !
Au retour, les cyclistes au long cours font le récit de cet « au-delà des espérances », qu’expérimente déjà Ella Beeker. « Vivre au plus près de la nature, se laver le matin dans la rivière, sous le chant des oiseaux. Sentir le froid, le chaud, le vent… » « Et l’histoire et la géographie des pays traversés, ajoute son compagnon. Les évolutions continues, et non les ruptures aux frontières… »
Ils évoqueront moins spontanément les mains aux fesses reçues en Iran, le bras cassé en Turquie, la crevaison à la nuit tombante, sous les assauts de moustiques turkmènes, ou les petites tensions des débuts. « En tête-à-tête permanent, dans un confort relatif, nous avons dû travailler sur la communication. J’avais du mal à lâcher mes repères de vie sédentaire, à accepter de ne pas savoir où nous allions dormir le soir », admet la blonde aventurière.
Après une traversée de l’Afrique en tandem, puis des Etats-Unis en famille, Olivier Godin, 36 ans, sait combien, en terre inconnue, cette exposition constante aux éléments use physiquement et moralement.
Le tandem, choix périlleux ! « Des couples, j’en connais qui se sont séparés… » Voyager des mois à vélo revient à pédaler sur des « montagnes russes émotionnelles », à l’en croire. « Etre invité un soir chez l’habitant après une belle rencontre, et le lendemain, dormir sur un parking de zone industrielle. » Mais qu’allaient-ils donc faire dans cette galère ? Pourquoi, un beau jour, quitte-t-on la maison pour pédaler jusqu’au bout du monde ?
A la frontière Potosi, au Nicaragua, en avril.
A la frontière Potosi, au Nicaragua, en avril. WORLD FOODORAMA
Connexions aidant à la déconnexion
Parce que d’autres l’ont fait et le racontent, extatiques, sans s’étendre sur les insectes ni le bivouac sur goudron. Parce que, pied au pédalier, ils ont été emportés par l’élan. Qui enfourche son vélo au quotidien finit par ne plus le remiser le week-end, puis par goûter aux vacances itinérantes sur les voies vertes et le réseau Eurovelo traversant l’Europe.
La montée en distance est aisée, euphorisante, bon marché (100 euros par personne et par semaine, pour Ella et Maxime) et bien guidée par smartphone : messagerie instantanée pour rassurer les proches ou s’informer entre cyclistes, appli de traduction, de géolocalisation sur cartes consultables hors ligne, d’hébergement solidaire… Autant de connexions aidant à la déconnexion, paradoxe de l’épopée cycliste des temps numériques.
Gaëlle Emmelin et Alexis Lesage, Parisiens trentenaires revenus en juillet de deux « superbes années » en selle, décrivent « une vie calme, une présence au monde et à soi ». « J’ai beaucoup réfléchi, beaucoup été dans mes pensées, se souvient Gaëlle. Et j’avais les podcasts comme jokers sur les lignes droites de 50 km avec vent de face. »
Méditation de pleine conscience, rejet de l’avion et du tourisme de masse, allègement minimaliste, dépassement physique, autonomie, débrouillardise, soif de liberté… Le voyage à vélo colle à toutes les aspirations de l’époque. « Dans un mélange assez extraordinaire d’ambition et d’humilité, note Boris Wahl, patron de Cyclable. On se lance dans un tour du monde mais à la seule énergie musculaire, en prenant le temps qu’il faut, en s’exposant aux éléments, aux paysages, aux gens. »
« ON N’A PLUS L’OBJECTIF DE TRAVAILLER QUARANTE ANS AVANT UNE RETRAITE HYPOTHÉTIQUE » SOPHIE PLANQUE ET JÉRÉMY VAUGEOIS
Cette fameuse « sortie de la zone de confort » que recherchaient, comme tant d’autres, Sophie Planque et Jérémy Vaugeois, en parcourant 29 000 kilomètres de l’Alaska à la Patagonie : « Se dépasser dans une société où tout est facile. Reprendre possession de ce qu’on peut faire avec son corps, comme gravir une montagne et encore une autre. Revenir à la simplicité, assouvir nos simples besoins fondamentaux, retrouver du temps… C’est presque une thérapie en soi ! » Partis à 28 ans, revenus à 30, le gérant de magasin et la journaliste n’ont surtout « plus l’objectif de travailler quarante ans avant une retraite hypothétique ». « L’argent n’est pas un objectif de vie. On essaie de profiter. »
L’année de césure, le congé sabbatique, le statut d’autoentrepreneur ou le gel des allocations-chômage permettent d’ouvrir cette parenthèse. Après trop d’années le nez dans le guidon, au boulot, quadras et quinquagénaires s’échappent en roue libre.
Au Café-vélo Inukshuk de Chambéry, Pascal Gaudin en accueille « de plus en plus, en surmenage professionnel, en petite déprime, avec l’envie de changer quelque chose dans leur vie, de faire un long break à vélo qui marquera un tournant ». Les plus jeunes, eux, entendent « prendre du temps pour eux avant de plonger dans la machine à laver du monde du travail », témoigne Arthur Catani, vélocipédiste sur trois continents au sortir de HEC, en 2013, « à une époque où c’était encore original ».
Campement en face du Cotopaxi, en Equateur, le 17 juillet.
Campement en face du Cotopaxi, en Equateur, le 17 juillet. WORLD FOODORAMA
« Liberté individuelle et incertitudes globales »
Franck Michel, anthropologue du tourisme et auteur de Pédale douce (Livres du monde, 2018), voit dans cet engouement « un remake de ce qui s’est passé avec la marche il y a une quinzaine d’années ». Et, plus encore, « le reflet de notre temps, mélange de liberté individuelle et d’incertitudes globales ».
« Les millennials, dit-il, savent que la stabilité du monde, y compris du leur – professionnelle, familiale, écologique, géopolitique – n’est plus à l’ordre du jour. Aussi, apprendre à vivre autrement pour ne pas seulement survivre, voyager sans attendre une retraite de plus en plus aléatoire, deviennent des impératifs. Ils n’espèrent plus un illusoire avenir radieux. »
En un mot, conclut-il, s’ils ne peuvent changer le monde, ils peuvent encore, pour un temps, changer de monde. En grappiller les « miettes », réenchanter leur regard, en dignes descendants de l’écrivain voyageur Nicolas Bouvier (L’Usage du monde, 1963).
En nomades, libres de s’arrêter cinq minutes ou une semaine pour une conversation, dans cet entre-deux sites touristiques que seul emprunte le vélo, ralentisseur de vie mais accélérateur de rencontres. « Si différent de la voiture, pour Ella Beeker, puisque sans aucune paroi entre soi et les gens. On passe doucement, on a le temps de se saluer, de taper dans la main des enfants, de s’arrêter. Le vélo n’est pas perçu comme un engin de riches. Il provoque immédiatement la sympathie, la proximité. » Horizontalise la relation entre visités et visiteurs qui ont daigné produire un effort pour parvenir jusque-là.
« Les gens sont fiers que l’on passe chez eux, ont remarqué Sophie et Jérémy. En Alaska, une dame qui nous a hébergés une semaine nous a tout appris des plantes de sa région. Dans l’Etat de Washington, Marlène Spencer, 87 ans, une descendante de chef de la tribu indienne Yakama, nous a raconté l’arrivée des colons dans son village durant une journée entière. »
Le difficile retour à la sédentarité
Après des mois de liberté et d’ascèse nomade, après avoir eu « le souffle coupé et les larmes aux yeux devant la puissance et la beauté de la nature », comme ce jeune couple dans le parc péruvien du Huascaran, revenir à la sédentarité, à la société de consommation, au travail et à la vie urbaine n’a rien d’une sinécure. Une fois le plein affectif refait auprès des proches, les plaisirs de la literie et de la gastronomie redécouverts, comment redonne-t-on sens à sa vie, sans ressasser éternellement le temps béni de l’aventure, avec force conférences en entreprises, livres et films ?
Le voyage, inévitablement, a changé le voyageur, lui enseignant générosité et patience, adaptabilité et confiance. Dans la famille Langlais, le père (Sébastien), la mère (Ariane) et les trois enfants (Gaspard, Adélie, Titouan), habitants du Vercors, filent régulièrement gravir d’autres sommets, dans les Andes, l’Himalaya ou le Caucase. Conclusion, dont ils s’excusent de la « naïveté », mais c’est ainsi : « Sur la planète, les hommes sont fondamentalement bons. » Toujours, partout, ils sont accueillis à bras ouverts au moindre pépin. « C’est cette confiance dans l’humanité que nous transmettons aux enfants. »
Un nouvel optimisme que tempère l’observation, au plus près, de l’état de la planète. En juillet, Gaëlle et Alexis sont revenus « alarmés de ces déchets de plastique au fin fond de l’Asie centrale, d’une semaine d’air jaune irrespirable en Chine où l’on a traversé une zone industrielle pendant quatre jours, sans plus aucune nature ».
A Paris, après avoir réouvert, effaré, les armoires pleines de vêtements, le couple réfléchit à sa vie future, à davantage de sobriété, à moins de temps consacré au travail. « Après cette grosse prise de recul, on a du mal à se projeter dans la société. On se sent un peu décalés par rapport à nos amis qui parlent du dernier smartphone. » Dans un coin de tête, l’idée qu’une autre vie est possible. Et l’envie de repartir.
Parlez-vous le bikepacker ?
N’employez surtout pas le terme « cyclotourisme » devant un jeune, vous auriez l’air d’être né avec les congés payés. Dites bikepacking, soit la même chose en plus léger, plus rapide, plus scratché. Le bikepacking consiste à parcourir le monde sur un vélo démuni de porte-bagages, avec de simples mini-sacoches accrochées directement au guidon, au cadre et à la tige de la selle. Histoire d’enfoncer le clou, vous pourrez également mentionner le succès des vélos Gravel (« gravier »), ces vélos de route sportifs venus des Etats-Unis qui passent sur tout type de chemin.
L’air de rien, évoquez ensuite les courses d’« ultradistance » en autonomie que permettent les susdits équipements de bikepacking. Sans assistance aucune, les concurrents parcourent des milliers de kilomètres en établissant eux-mêmes leur itinéraire. Ils ne s’arrêtent pour dormir que lorsqu’ils tombent épuisés au pied de leur vélo.